Ignorance

Évolution d'Ezekiel

Il n'est pas souvent énervé.
Clive n'est pas quelqu'un qu'il est facile de faire véritablement sortir de ses gonds ; bien qu'il a tendance à s'agacer de beaucoup de choses, il en faut bien plus que les idioties d'Azazel ou les caprices du destin pour provoquer sa rage. Râler, ça, il sait faire, c'est même un spécialiste en la matière, mais cela ne veut pas dire qu'il est habitué à des éclats de colère puissants et tonitruants.
Toutefois, aujourd'hui, c'est une exception. Une exception majeure, parce qu'il était toujours la seule putain d'exception de sa vie et Arceus que cela le rendait encore plus furieux. Parce qu'il a fait tant, parce qu'il fait tant d'exceptions pour lui que cela le fatigue de voir que tous ses efforts et ses sacrifices ne sont récompensés que par du mépris et des leçons de morale. Comme s'il était bien placé pour en faire, tiens ! La majorité des amis de cet abruti seraient beaucoup moins tolérants s'ils avaient la moindre idée de ce qui se cachait sous le sourire de cet idiot auquel il accordait autant d'importance. Et il était fatigué, si fatigué de toutes ces conneries qu'il commençait sérieusement à envisager d'en finir une bonne fois pour toutes. Il aurait dû couper tous les liens, ou du moins tuer ces émotions qui ne faisaient que lui compliquer la vie, anéantir ce fichu lien qui refusait de se briser et passer à autre chose. Se concentrer sur le futur de Felix et d'Eliott, préparer un futur qui sera paisible ; une vie qui serait bien plus aisée.
Mais putain de merde, pourquoi est-ce que tout ça était aussi compliqué, hein ? Il pouvait bien pester autant qu'il le voulait, mais cela ne le faisait pas avancer et il fulminait.
De quel droit le jugeait-il ? Quel sentence divine lui avait donné le droit de le regarder dans les yeux avec un tel mépris se dessinant dans le creux de ses iris ? C'était aussi douloureux qu'horrible, et Arceus, il détestait cette lueur qu'il avait vu dans les yeux de cet idiot et qui le hantait tant depuis janvier.
Pourquoi ne pouvait-il pas lui aussi lui cracher tous les reproches du monde à la figure ? Pourquoi devait-il toujours être le seul qui supportait les critiques et les mots les plus venimeux ? Clive était fatigué. Fatigué et furieux, parce que bordel, l'alcool ne l'aidait pas à penser clairement, bien au contraire. Dans son idiotie, il avait cru que vider une bouteille remplie aux trois quarts allait l'aider à trouver le sommeil, mais rien de tout cela n'arriva.
Il essaye, putain, il essaye. Il n'a pas de réponse et il n'a pas l'arrogance de cet imbécile qui croit avoir trouvé la réponse, qui croit qu'il est du côté du bien alors qu'au fond, ils agissent tous par égoïsme. Clive n'est pas encore assez hypocrite pour se regarder dans le miroir et se dire qu'il a forcément raison ; néanmoins, cela fait un certain temps qu'il ne se regarde plus dans le miroir. Ce n'est pas qu'il n'y arrive plus, c'est surtout qu'il ne sait pas comment arriver à soutenir son propre regard. Il a beau pester, il a beau rêver d'une nouvelle rencontre pour lui cracher toute sa colère au visage, mais pourtant cela ne change rien au fait que voir ses yeux le paralyse.
Parce qu'à chaque instant, lorsque ses cheveux s’éclaircissent lorsque sa teinture se fait vieille, lorsqu'il retire ses lentilles, il lui suffit de se regarder pour qu'une vague de pensées noires l'envahissent. Il haït son corps, Arceus, qu'il le hait.
Il veut le haïr aussi, mais il n'y arrivera jamais. C'est sûrement l'alcool qui fait ressurgir toutes ces émotions et toute cette colère dissimulée, et Clive ne peut rien faire d'autre devant tout ce qu'il a retenu et retient régulièrement.

Mais qu'est-ce qu'il était supposé faire, hein ? Aurait-il dû rester immobile, aurait-il dû agir comme le bon petit garçon qu'il était supposé être ? Est-ce qu'il aurait pu avoir l'audace de regarder sa mère dans les yeux pour lui dire qu'il n'y avait rien qu'il aurait pu faire ? Cet idiot peut bien parler et juger, mais alors qu'il suait jusqu'au sang pour s'occuper de leur famille, cet imbécile profitait du beau temps et de la nature. Il n'avait absolument aucun droit de le juger, bordel, et il était temps quand il le comprenne une fois pour de bon.
Clive n'a plus la force de se défendre, de parler et d'argumenter ; il a passé trop de temps à tenter de le convaincre, trop de temps à essayer de le raisonner que cette fatigue s'amoncelle et que même son affection fraternelle ne peut pas lui faire ignorer la colère qui est née en lui.
Il en marre, de ses lamentations et de ses crises, de ses caprices d'enfant, de la façon qu'il a de le juger sans avoir la moindre idée ce que cela avait été d'être dans ses chaussures. Il peut bien hurler et porter des jugements hâtifs : il y a longtemps que Clive est redescendu sur Terre, lui.


Il peut parler de justice, de liberté et d'équité, mais tous ça, ce sont de bien belles conneries que la Résistance s'amuse à cracher pour le plaisir des plus outragés, de la démagogie aussi simple et nauséabonde que pure et écœurante. Cela le peine parfois, de voir ces gens risquer leur vie et parfois la perdre (même sous sa main lorsque cela arrive) pour des beaux discours qui au final, ne seraient crus que par ceux à qui ils étaient destinés. Dans tout ce qu'il a vu, dans tous les livres qu'il a lu, la conclusion est la même ; les résistants et rebelles qui arrivent au pouvoir sont rarement bien intentionnés. La révolution de 1789 en France s'était terminée par des massacres de masse après tout, et Clive n'est pas assez naïf pour croire que l'un des camps était meilleur que l'autre. Les Résistants pouvaient parler et faire de longs discours pseudo-émouvants, mais l'officier aurait bien aimé voir qui parmi eux serait bien capable de résister à l'appât du gain si celui-ci venait à se présenter.
Et lui, cet imbécile, il doit le comprendre. Ce n'est pas que Clive veut vraiment faire ce qu'il fera bientôt,  mais il ne lui laisse aucun choix et il n'a plus la patience de l'attendre. Peu importe ce que sa conscience lui hurle, peu importe qu'il sente son ventre se contracter, peu importe qu'une violente vague de nausée le prenne à chaque fois qu'il y pense. C'est le seul moyen qu'il lui reste, après tout.
Parce que cet idiot a oublié que Clive n'est plus le petit garçon frêle et fragile qui se cachait derrière lui pour se protéger, parce qu'il n'est plus le pleurnichard qu'il a été, parce qu'il est bien différent de l'adolescent naïf qui rêvait de devenir professeur d'archéologie. Beaucoup de choses ont changé et lui le premier. Il n'y a pas que lui qui peut se targuer d'avoir grandi, il n'y a pas que ceux qui se vantent de leurs 'progrès' qui peuvent avoir l'arrogance de se congratuler ainsi.
Il n'est pas fier de ce qu'il fait, mais au moins il sait pourquoi il le fait et il ne ferait pas marche arrière pour ses caprices. Hors de question.

Mais maintenant, il doit prendre une décision définitive ; il ne peut plus reculer ni repousser l'échéance pour « prendre son temps et choisir sagement ». Ezekiel le regarde silencieusement alors qu'il joue avec son portable, hésitant à appeler Azazel pour lui confirmer son intention. Ce n'est pas comme s'il peut encore reculer après tout, et quel choix a-t-il, vraiment ? C'est sûrement égoïste de sa part, mais il refuse de supporter ça encore une fois, il refuse d'avoir à supporter cette douleur, cette humiliation et cette peur. Il ne peut pas continuer de vivre comme ça bordel, et il estime qu'il lui a donné bien assez de temps pour se lamenter et pour prendre une décision. S'il doit se faire buter, ce dont il doute de toute façon parce qu'il le connaît encore assez pour savoir ça, alors tant pis. Il ne pourrait pas vivre avec ça toute sa vie. Non, c'était complètement impossible.
Mais ils ne sont plus des enfants et Clive refuse qu'ils se comportent comme des gosses. Il refuse de perdre son temps dans des disputes inutiles comme celles qu'ils ont eu tant de fois durant leur enfance. Il refuse tout ça, et ils n'avaient plus le droit de se comporter ainsi. Depuis que leur père était mort, il avait deux responsabilités ; deux responsabilités dont ils devaient s'occuper, et bien qu'il se doutait que l'autre ne les avait pas oublié, une petite piqûre de rappel était nécessaire. Surtout après ce qu'il avait découvert... Heureusement qu'il n'avait eu personne à violenter sous la main tiens, ou il y aurait eu des os cassés.
Mais ils ne sont pas les mêmes, malgré tout ce qui les relie. Ce sont les deux parties d'une même pièce, la même âme dans deux corps et les fragments d'un esprit brisé, mais ils sont bel et bien  complètement opposés. C'est contradictoire et probablement incompréhensible, mais ils savent tous les deux ce que cela signifie ; ils ne sont pas des fans des vieilles descriptions niaises, mais il n'y a pas de mots. Bordel de merde, ce n'était pas agréable de penser à tout ça. Le Malosse à ses côtés grogna un peu, le pressant de prendre une décision. Clive répondit par un regard suffisamment noir pour calmer l'impatience du chien des enfers qui ne tenait définitivement plus en place ces jours-ci.

En parlant d'Ezekiel tiens, celui-ci plonge son regard dans le sien et Clive est un peu perdu. Le Malosse n'a pas oublié non plus l'humiliation qu'il a subi sous les pattes de Dalhia, et l'officier comprend soudainement ce qui alimente la flamme de la détermination dans les yeux de son vieux compagnon : la revanche. La vengeance est bien une émotion qu'il ne peut pas considérer en pensant à lui, la rancune, peut-être. Il ne sait pas vraiment, en fait. Il ne l'a jamais haï, et il ne lui en a jamais vraiment voulu ; leurs querelles de gosses finissaient toujours par s'arranger, et ils oubliaient très rapidement les crasses qu'ils se faisaient. Mais là...
Là ils ne pouvaient pas juste « laisser passer ». Ils le savaient tous les deux.
Peut-être... Peut-être que tout ça, c'était plus simple que ce qu'il pensait, se dit-il alors qu'il voyait la forme du Malosse grandir pour devenir celle d'un puissant et féroce Démolosse.
Cette évolution soudaine aurait peut-être dû le choquer plus que ça. Sûrement, même, mais il avait enfin fini par se décider. Ses doigts tremblant un peu malgré toute sa détermination, il composa le fameux numéro et prit une grande inspiration.

Il n'a plus le choix. S'il avait décidé de fuir et de l'ignorer, alors Clive n'avait plus d'autres choix que de toute faire pour lui rappeler son existence, que cela soit douloureux ou non. Parce qu'il ne peut plus supporter cette haine méprisante, cette froideur glaciale, cette voix ruisselante et dégoulinante de colère. Toutes ces conneries, il va les foutre en l'air.

« Azazel ? C'est bon, tu peux chercher, je vais le faire. »

Et tant pis s'il brisait définitivement leur lien ; c'était pour son bien et merde, il était fatigué d'attendre après lui.
Au diable l'honneur, tiens. Au diable toutes ces chaînes qui ne faisaient que le noyer dans un océan de fatalité !