What makes us human
Évolution de Daniel
Ça fait mal.
Mais ça ne devrait pas lui faire aussi mal, non ? Après tout, ça ne peut plus lui faire de mal après tout ce temps, et il est plus fort que ça, hein ? Il est fort, il est résistant, il peut tout supporter. Il a l'esprit assez aiguisé pour ne tomber dans les méandres de sa mélancolie et de sa folie...
… N'est-ce pas ?
Il n'arrive pas à relever la tête. Il ne sait plus vraiment s'il a arrêté de respirer ou si tout ce qu'il voit n'est pas une quelconque hallucination causée par l'état déplorable de sa santé mentale. Il ne sait pas s'il doit tanguer ou tomber, se relever ou s'écrouler, rire ou crier, pleurer ou haïr. Ses doigts tremblent alors qu'il jette un regard vide vers le ciel, le bleu de ses iris plus sombre que d'habitude. C'est joli, la nuit, ou en tous cas c'est ce qu'il pense depuis qu'il est tout petit. Lorsque l'ombre prenait possession du ciel quand il était jeune, cela voulait dire qu'il pouvait échapper à la cruauté de ses parents pour aller se réfugier dans les bras doux et chauds de Morphée. Il a appris à aimer la nuit comme sa plus grande protectrice, et la lumière pâle de la lune lui est plus agréable que celle destructrice et brûlante du soleil.
Ses mains vinrent saisir la bouteille de whisky (du scotch des highlands en fait, mais ça, il s'en foutait un peu à l'instant) et il considéra le reste de liquide ambré qui se reposait au fond ; bien que la tentation de continuer était grande, il n'avait pas la stupidité de croire que cela réglerait ses problèmes et de toute façon, il avait besoin de son cerveau dans un état optimal.
Ah, c'était une autre belle connerie que ça. Vrai qu'en restant là comme un con, devant une tombe avec une bouteille d'alcool ramenée pour l'occasion, il n'a pas l'air fin du tout. Il ne fait pas froid même à cette période de l'année, mais il rajuste de nouveau son imper', un tic nerveux qui se réveille alors que ses pensées dérivent dangereusement. Il peut les sentir, ces émotions qui commencent à traverser son masque et à se déverser comme une rivière incontrôlable et déchaînée.
Il peut sentir les battements de son cœur se faire plus rapides, sa gorge s'enrouer, ses épaules trembler alors qu'il contemple la tombe en silence, n'osant pas bouger ses yeux. Même après tout ce temps, ces trois longues années passées à se réveiller tous les matins sans elle à ses côtés, sans sentir la douceur de sa peau sous la sienne, sans l'entendre rire et parler, sans la voir sourire. Trois années passées à regretter son absence, à se demander comment diable elle avait pu lui être arrachée aussi brutalement, et pourquoi par tous les démons de l'enfer il n'avait pas eu le droit de la garder avec lui. Pourquoi n'aurait-il pas pu vivre heureux avec elle, hein ?
Mikael n'avait jamais cru à une vie de famille heureuse et paisible. Pas pour lui en tous cas. Si sa misanthropie et son dédain de l'espèce humaine en général faisait qu'il était incapable de croire qu'un homme pouvait laisser de côté son égoïsme au profit du bien-être de quelqu'un d'autre, ce n'était pas cela qui lui faisait croire qu'il n'aurait jamais pu profiter de cette utopie. Non, pas du tout.
Pour l'amour de tout ce qui était bon, et bon sang que la liste était courte, il était né dans une putain de famille religieuse complètement barge et bonne à figurer dans la liste d'exemples d'un psy sur ce qu'est une famille abusive. Putain, il avait passé assez de temps à entendre qu'il n'était qu'une sombre merde et qu'il crèverait dans une ruelle comme le chien qu'il était pour avoir développé un petit complexe d'infériorité sous-jacent. Il avait toujours voulu se prouver supérieur, montrer son intelligence, sa force et sa rapidité d'esprit, pour au final se rendre compte que cela ne pouvait en rien l'aider dorénavant. Sa vanité et son arrogance n'allaient pas ramener Rachel. Rien de tout ça ne servait, au final.
Parce que le truc, c'est qu'il est faible. C'est ça, la vérité. Face au destin, il a toujours été la victime et non le joueur, la marionnette soumise aux caprices d'une force qui contrôlait chacune de ses douleurs. Il s'est toujours débattu et jamais, oh grand jamais, il n'a accepté son destin sans tenter de le combattre.
Mais putain de bordel de merde, il s'était senti à l'aise avec Rachel. Il n'avait pas eu peur de son jugement, n'avait pas cherché à l'impressionner plus que ça, n'avait jamais trouvé une trace de mensonge chez elle lorsqu'elle lui disait qu'elle l'aimait comme ça, sans dramatisation inutile de la chose. Il avait toujours été perdu et n'avait jamais réussi à lui répondre d'ailleurs, parce qu'il n'avait jamais vraiment compris ce que c'était que d'aimer. Il se sentait bien avec elle. Il ne savait pas vraiment pourquoi elle était différente, ni pourquoi il avait perdu pieds avec elle, mais il l'avait accepté.
Et bon sang, cela avait été la meilleure décision de toute sa vie de merde.
There’s one way out and no way in
(Il y a un chemin vers la sortie et aucun vers l'entrée)
Back to the beginning
(De retour au début)
There’s one way back to home again
(Il y a encore un chemin vers la maison)
To where I feel forgiven
(Où je me sens pardonné)
Et il ne comprend plus, parce qu'il a toujours cru être fort, parce qu'il s'est toujours raccroché au fait que du haut de son quasi mètre quatre-vingt dix et de ses muscles, le monde ne pouvait rien lui faire, qu'il était invincible. Oh qu'il avait eu tort.
Maintenant, alors qu'il lit encore et encore les quelques lignes inscrites sur la tombe blanche, il ne peut pas faire disparaître la sensation indescriptible qui lui ronge le cœur et qui lui compresse la poitrine. Ça fait mal, putain. Ses épaules tremblent et il lit, il lit encore et encore pour s'assurer que ce qu'il voit n'est pas une invention de son cerveau fatigué. Il lit parce qu'il a besoin de s'assurer qu'elle a bien été à ses côtés, qu'elle a bien porté son nom (une mauvaise idée que celle-ci d'ailleurs, mais Rachel avait insisté en disant que le nom 'Evans' lui faisait penser au nom de famille de son pianiste favori, un certain Bill) et qu'elle, elle ne l'a jamais abandonné.
Mais alors qu'il pense, alors qu'il se sent plonger dans un océan de pensées noires bien trop dangereuses pour lui, un simple humain impuissant, il ne peut pas s'empêcher de se sentir complètement paumé, comme un gosse qui découvrirait subitement toute la laideur du monde.
La douleur n'a pas diminué en trois ans. Le regret, la peine et le manque n'ont pas disparu avec le temps, les souvenirs ne se sont pas effacés et sont devenus si aigres à se remémorer, les mots ont fini par devenir des claques car à chaque fois qu'il s'en rappelle, il a l'impression d'être mis à terre.
Mais ce n'est pas un naïf pourtant, il les connaît ces émotions. Toutefois, pourquoi est-ce que ça fait si mal, hein ? Pourquoi est-ce que c'est toujours aussi horrible de passer ses doigts sur cette tombe que le premier jour où il l'a fait, seul ?
Il avait toujours vécu seul, et cela avait été son propre choix. Il avait toujours recherché la solitude et maintenant qu'il la connaissait, il n'était plus vraiment sûr de ce qu'il voulait. Il... Il n'en peut plus.
What is this I feel, why is it so real
(Qu'est-ce que ce que je ressens, pourquoi est-ce si réel)
Il ne vient pas tous les ans la voir le jour de l'anniversaire de sa mort, loin de là ; ce n'est pas son genre du tout de se lamenter comme il le fait ici. D'habitude, il traîne un peu, fait la tronche et passe à autre chose, mais aujourd'hui, c'est bien plus douloureux et il ne sait pas pourquoi. Il n'a plus l'impression de contrôler quoi que ce soit en lui, et alors que ses mains se mettent à passer dans le creux des lettres inscrites sur la tombe, ses yeux s'humidifient et même s'il se retient, même s'il veut chasser ces émotions, tout s'écroule.
Ses jambes, ces traîtresses, finissent pas lâcher et il tombe à genoux, tout son corps tremblant. Il ne peut plus tenir et le masque se brise, morceau par morceau. Il ne pleure pas, même s'il veut le faire, il ne hurle pas, ne peste pas, ne crie pas. Il y a une part de lui qui le veut pourtant, mais il la chasse et l'enferme loin, dans les plus profonds abysses de son esprit, comme il l'a toujours fait.
Il frissonne. Il a l'impression d'être une feuille de papier dans une tempête, un roseau dans un ouragan et il meurt d'envie de se cacher et de ne jamais réapparaître. C'est peut-être lâche de sa part de penser ainsi, mais putain, cela fait trois ans qu'il le cherche et il ne l'a toujours pas trouvé. Trois ans qu'il fouille toute cette foutue île pour retrouver Daniel et pas un seul indice.
Trois ans qu'il attend. Le Togétic à ses côtés est la seule chose qui lui reste de son fils, et la petite créature émit un petit bruit confus en voyant Mikael dans un pareil état, ce qui n'était pas habituel. Lorsqu'il l'avait récupéré en tant que Togépi, le pokémon avait été distant et froid, trop marqué par la disparition de son maître originel pour lui faire confiance. Le temps les avait rapproché, et leur douleur commune était sûrement ce qui nouait leur amitié. Le pokémon se rapprocha un peu de lui et tenta de le câliner malgré la différence de taille, ce qui ne manqua pas de faire naître un sourire sur les lèvres de Mikael.
Peut-être... Peut-être qu'il était enfin temps.
I am just an image of something so much greater
(Je suis juste une image de quelque chose de bien mieux)
I am just a picture frame, I am not the painter
(Je suis juste un cadre, je ne suis pas le peintre)
Where do I begin, can I shed this skin
(Où dois-je commencer, puis-je me débarrasser de cette peau)
What is this I feel within
(Qu'est-ce que ce que je ressens à l'intérieur ?)
Hésitant et tremblant, il passa une main en dessous du bouquet de fleurs qui se trouvait sur la tombe pour en sortir une pierre brillante et lumineuse. Cela faisait des années entières qu'elle était prête ; il la cachait toujours dans les bouquets qu'il ramenait, car il se disait qu'il viendrait un jour avec leur fils et que ce jour-là, ils porteraient un dernier hommage à Rachel avant de recommencer à vivre. C'était un rêve naïf en lequel Mikael croyait, mais maintenant, il n'est plus sûr de rien.
Fébrile, il tendit la pierre au Togétic qui la considéra silencieusement, les yeux écarquillés. Le regard du pokémon rencontra le sien et il supposa que toute sa douleur ainsi que sa peine devaient s'y lire car il vit les mêmes émotions se dessiner dans le creux des iris du Togétic.
Il n'y eut pas d'hésitation.
Il eut comme l'impression de briser une promesse faite à son propre fils, bien qu'il savait pertinemment qu'il ne s'agissait là que ses émotions confuses. Il ne dit pas un mot, trop émerveillé par ce qu'il voyait et qui faisait pétiller ses yeux d'admiration presque enfantine. C'était un Togekiss dorénavant, et Mikael dû se frotter les yeux pour chasser les impertinentes larmes qui voulaient naître. Le pokémon, maintenant plus grand, se pencha vers lui et l'entoura de ses ailes dans un geste de protection et d'affection qui fit manquer un battement à son cœur.
Il n'avait jamais été enlacé depuis qu'elle n'était plus là. C'était... C'était rassurant. Il se serait presque giflé d'un pareil laisser-aller s'il n'avait pas conscience que sa fierté ne servait à rien ici.
Il n'y avait pas de fierté à avoir avec eux.
It's only love, it's only pain
(Ce n'est que de l'amour, ce que n'est que de la douleur)
It's only fear that runs through my veins
(Ce n'est que de la peur qui courre dans mes veines)
It's all the things you can't explain
(C'est toutes les choses que l'on ne peut pas expliquer)
That make us human
(Qui font de nous des humains)
Il se releva calmement après avoir épousseté son pantalon couvert de terre en dessous des genoux. Son regard se fit plus déterminé, plus certain, et sa voix sortit plus sûre que jamais. Même si sa gorge était enrouée et même si ses yeux brillaient encore un peu, l'étincelle de volonté continuait d'y vivre et d'embraser les flammes de sa détermination.
« Je le retrouverai, je te le promets. »La même promesse faite qu'il y a trois ans, lorsqu'elle était descendue sous terre, et il la réitère aujourd'hui en y croyant tout autant, voir même peut-être plus. Toutefois, il y a quelque chose qui le perturbe et lui brûle les lèvres ; enhardi par sa volonté retrouvée, peut-être aura-t-il le courage de ne pas seulement le penser ?
« Je... »Il déglutit. Pourquoi était-ce si dur ? Il n'y avait pas à réfléchir et à débattre ; il connaissait la vérité depuis si longtemps, pourtant.
« Rachel ? »Sa voix, plus douce et tendre, s'accorda avec toute l'affection qui se lisait dans ses yeux alors qu'il prenait enfin son courage à deux mains pour dire ce qu'il n'avait jamais osé dire ou penser.
« … Je crois que je t'aime. »
Oh that make us human
(Oh cela fait de nous des humains)