Kaori
Évolution de Kaito, partie 1
Il y a des choses stupides dans la vie. Rater un plat et le faire brûler, louper son train et devoir attendre trois heures pour en attraper un autre, se ramasser au sol, les intoxications alimentaires, les blagues de merde et voir sa meilleure amie lentement perdre la vie sous les caprices d'une leucémie. Oui, l'une de ces choses sort un peu du lot, mais Natsume a appris à ses dépends que ces événements sont distribués par la vie de la même façon, et qu'il faut bien faire avec, si on en arrive même à avoir l'envie de continuer. Oh, n'allez pas croire qu'il se plaint. Il a fini par comprendre qu'il ne servait à rien de chercher à se battre sur ça, et qu'il était encore plus sot de croire qu'on pouvait éviter d'avoir à supporter ce genre d'horreurs ; c'est une sorte d'amertume qui lui permet d'avancer alors qu'il serait lui-même plus tenté par l'idée de s'écrouler et de se contenter de rire jusqu'à ce qu'il ne soit même plus capable de le faire. Il y est habitué maintenant, et ce n'est plus qu'avec une lassitude et une nostalgie qui ne devraient pas exister chez quelqu'un d'aussi jeune qu'il se remémore l'époque où il n'avait pas à se demander à quel enterrement il allait finir par devoir assister. Bizarrement, même l'affreux sentiment de pincement et de compression dans sa poitrine ne fait même plus naître une expression sur son visage.
Plus depuis Kaori, en tous cas.
Natsume n'avait jamais compris où avait commencé leur amitié, en fait. Il se souvenait avoir eu avec elle un vague antagonisme, et n'aurait jamais pu dire à quel moment il avait commencé à apprécier sa présence de telle sorte que rien que pouvoir lui parler allégeait une grande partie de sa peine lors des mauvais jours. Et très honnêtement, il n'avait pas trop cherché non plus ; il n'allait pas s'en plaindre. Si il s'était tellement de fois disputé avec elle à cause de leurs tempéraments presque complètement opposés qu'il avait fini par trouver ça normal, il se souvenait surtout de ces moments de calme et de paix. De la façon qu'elle avait de rire franchement, de la façon qu'elle avait de le réconforter à chaque fois que son moral était mis à zéro par les disputes incessantes de son père et Nagisa, cette capacité de lui redonner le sourire qui l'étonnait toujours. Kaori avait été une vraie force de la nature, constamment souriante, bourrue mais chaleureuse, et surtout, tellement maligne qu'elle s'amusait bien à lui jouer quelques tours de temps en temps, ce que Natsume lui rendait bien.
Alors lorsqu'elle lui avait expliqué un matin qu'elle ne reviendrait plus en cours à cause de son traitement, il avait pleuré. Durant de longues minutes, et il se souvient encore de la voix glaciale et ferme lorsque la jeune fille lui avait ordonné de ne pas avoir même l'audace de se rendre triste en pensant à ça. Que si elle ne laissait pas le chagrin l'achever et la terreur la contrôler, alors il n'avait pas ce droit non plus. Et aussi rude que ce fut, aussi désagréable et douloureux qu'admettre la vérité fut, il le fit. Encouragé par Kaori qui, du haut de ses treize ans, avait montré bien plus de courage qu'une bonne partie des gens que Natsume avait rencontré durant toute sa vie, il avait fait de son mieux pour ne pas penser à ce compte à rebours lent et impitoyable.
Même lorsque son état avait empiré, quand ses cheveux avaient fini par tous tomber, que la force commençait lentement à quitter ses doigts et qu'elle pouvait à peine se nourrir seule, elle avait refusé de se mettre à pleurer. Il l'avait bien vu quelques très rares fois avec les yeux humides, mais lorsqu'il venait la voir tous les jours après les cours, elle gardait ce sourire stupide, comme si tout allait bien et que rien n'était anormal. Même lorsque les infirmières la regardaient avec pitié et murmuraient des théories sur le temps qui lui restait, elle regardait les bandes-annonces à la télévision en étant persuadée qu'elle pourrait être là le jour des dates de sortie. Cet optimisme total et cette façon qu'elle avait de supporter de pareils fardeaux sans flancher, il les avait toujours respecté. En un sens, elle avait peut-être été la personne qu'il avait le plus admiré, et même maintenant, il ne serait pas faux de dire qu'il espère un jour arriver à trouver un peu de son courage. Pour lui qui est si lâche, c'est presque inespéré.
Le jour de sa mort, il était allé en cours. Il avait fait comme si tout était normal, comme si il n'y avait pas ce creux glacé dans sa poitrine, comme si il n'avait pas en quelque sorte perdu une partie de lui-même, comme si savoir qu'il n'aurait plus ce quart d'heure de bus à faire pour prendre le chemin de l'hôpital n'était rien d'autre qu'une anecdote. Il avait ignoré les regards compatissants et emplis de pitié de Nagisa ainsi que de sa mère, et même si nombreux avaient été ceux qui n’avaient pas cessé qu'il aurait été normal qu'il s'effondre, Natsume ne se l'était pas permis. Il avait promis, après tout, de ne pas être triste lorsque ce jour viendrait. Ils s'y étaient préparé, tous les deux. Chaque soir, lorsqu'il quittait l'hôpital pour retourner chez lui, il la saluait comme si elle ne serait pas là le lendemain. Routine inhabituelle mais qui était vite devenu la leur, et qu'il avait intégré comme il l'avait pu. Du haut de leurs treize ans, c'était tout de même très remarquable.
Sans surprise, les parents de Kaori refusent quiconque ne faisant pas partie de leur famille durant l'enterrement. Natsume ne s'en formalise pas ; il a profité du temps avant que la faucheuse ne vienne, après tout. Lui ne s'offusque pas qu'on lui refuse ce droit. Il profite du lendemain pour aller déposer des fleurs sur sa tombe, même si il se souvient qu'elle lui avait fait jurer de ne pas le faire, puisqu'elle détestait les fleurs. Mais comme d'habitude, il avait désobéi. Il avait vu ça comme une de leurs farces habituelles. Comme si elle était encore là pour en rire et se venger après.
C'est le temps qui finit par amener la douleur. Le fait de ne plus pouvoir l'entendre, lui parler ou même glandouiller avec elle lorsqu'il en avait le temps lui révèle peu à peu la froideur qui s'est implantée dans sa poitrine depuis sa mort. Une absence trop douloureuse qui était finalement devenu insupportable avec le temps, et qui avait aidé à l'amener au bout du gouffre après la mort de sa mère. Une présence qui lui aurait permis de se relever, ou du moins de ne pas se replier sur lui-même et de se mettre autant sur la défensive avec les autres.
Mais, comme répété de nombreuses précédemment, il fallait 'faire avec'.
Il ne l'avait pas oublié, évidemment. Lorsqu'il passait devant la vitrine d'un magasin et trouvait un truc qui lui aurait plu, lorsqu'il se préparait un bol de ramen (parce que c'était la seule chose avec les plats froids qu'il savait à peu près cuisiner) ou qu'il se retrouvait à lire des romans de science-fiction, ses favoris. Il la garde dans un coin de son esprit, comme une sorte de façon de la faire survivre, et ignore comme il le peut le fait qu'il n'a dorénavant plus que des souvenirs. C'est impossible, bien évidemment. Ça, il a fini par le comprendre. Durement et avec tout l'amertume du monde.
Mais aujourd'hui, que ces souvenirs remontent n'est pas simplement un détail. Ni accidentel. Alors qu'il rouvre les yeux, il fixe froidement son Abra, ne faisant rien pour faire disparaître l'étincelle furieuse qui brille dans le creux de ses iris. Il sait qu'un regard aussi tranchant est peut-être un tantinet exagéré, mais il s'en fout complètement. Il ne peut pas accepter ce genre de chose, et c'est avec difficulté qu'il retient sa colère. Il se sent trahi et humilié, de sorte qu'il fronce les sourcils et peste assez vulgairement.
« C'est bon, t'es content ? T'as fait la visite guidée de ma tête ; t'as pensé à ramener un souvenir, rassure-moi ? »Sa voix est froide et acide, gonflée de rancune et d'agacement. Kaito ne cille pas, mais Natsume sent qu'il a l'avantage pour l'instant ; l'Abra sait que son comportement n'était pas fortement acceptable, et qu'il avait peut-être un peu abusé. L'éleveur a bien l'intention de faire comprendre à son compagnon qu'il ne peut décemment pas tolérer ça, et c'est pour ça que la colère dans son regard ne faiblit pas un seul instant.
« Tu... Tu ne peux pas faire ça, Kaito. Plus jamais. »Il saut que l'Abra l'observe dans un mutisme presque dédaigneux, mais ce n'est très certainement pas ça qui va l'arrêter. Les gens qui décident pour lui, il en a marre. Que ce soit son père ou Nagisa, il en avait soupé, merci bien. Et les excuses du genre que ça soit 'pour son bien', en toute honnêteté, ne font que davantage lui hérisser le poil.
« Que tu veuilles m'aider, soit. J'apprécie. Toutefois, que tu fasses un truc pareil sans mon accord, que tu fouilles mon esprit sans mon autorisation en refusant de lâcher l'affaire... C'est non. Je n'accepterai jamais ça deux fois, c'est clair ? »Aussi difficile que cela paraisse, il est plus sec. Aucune peur ou hésitation dans sa voix, mais un calme presque glacé qui lui est inhabituel, mais qui au fond, a toujours été présent et prêt à s'exprimer. Et aujourd'hui, alors que ses limites ont été franchies, il n'a aucun problème à faire abstraction de sa nervosité naturelle. Si il avait au départ voulu faire un tour dans les environs de la forêt... Disons que ça avait dérapé, et vite. Mains maintenant qu'il le fixe d'un air impérieux, il se dit que tant mieux ; il faut souvent imposer des limites, et aujourd'hui est le jour où il pose les premières pierres.
« Je considère chacun d'entre vous comme un de mes compagnons, un de mes amis. Mais si tu te permets de ne pas respecter mes souhaits et mon jardin secret ainsi, alors ce ne sera pas possible. Fais ce que tu veux Kaito, mais si tu veux qu'on s'entende, il va falloir que tu apprennes le sens du mot 'respect des autres', et surtout de moi. Je peux te donner toute ma confiance, mais ne me laisse pas l'occasion de constater que j'aurais eu tort. »Malgré un ton toujours aussi détaché et froid, il a tendu sa main. L'Abra l'inspecte durant quelques instants, sans faire le moindre signe qu'il va répondre ou qu'il va accepter, même si Natsume sait qu'il a écouté attentivement ; c'est bien la spécialité de Kaito que d’écouter absolument tout. C'est en partie la cause du problème, d'ailleurs. Lorsqu'il voit le pokémon psychique saisir sa main pour la serrer, un sourire se dessine sur son visage, fier.
Une lumière blanche entoura alors Kaito, et le japonais l'observa évoluer sans un mot, une expression amusée s'étirant sur son visage. Le Kadabra s’inclina respectueusement, et Natsume fit de même quelques instants plus tard.
Oui, voilà, l'égalité. Rapidement, le sourire devient un rictus ; quelque chose lui dit qu'au fond, ce courage qu'il cherchait tant, il était là. Quelque part. Et il avait bien l'intention d'aller le chercher, même si il était le seul à y croire.