Year Zero
Évolution d'Asmodée, partie 2
Sept années plus tôt, ce n'était pas lui qui était arrivé après coup. Il se souvient encore d'avoir des paroles et du regard horrifié de Faust et des cris d'Elliott dans ses oreilles. L'odeur de sang était restée pendant des jours et des jours collé aux meubles qu'il avait lavé des centaines de fois. Il ne se souvenait plus que vaguement de cette période de sa vie maintenant, qui n'était plus qu'un grand trou noir dans sa mémoire, avec quelques images qui revenaient de temps à autre. Tout s'était suivi tellement vite qu'il en avait perdu le fil, obligé de tenir à bout de bras une famille entière et complètement anéantie. Il s'était rassuré comme il le pouvait en se disant que les choses ne pourraient jamais empirer : il avait eu tort, mais aucun événement aussi grave n'était réapparu entre temps. Même les cris qui avaient amené le départ de Faust n'étaient qu'une anecdote, à côté de ça.
Alors il avait essayé de reconstruire quelque chose. Passer au dessus des innombrables complications financières et psychologiques qu'avait amené la mort de Karl, à tenter de souder une famille qui partait en morceaux et dont les membres s'éloignaient à chaque fois de plus en plus. Sans demander de l'aide à quiconque, il avait choisi de prendre sur ses épaules le poids de quatre personnes, sans jamais se plaindre de son sort ou d'une responsabilité trop grande pour les épaules trop frêle d'un adolescent tout juste majeur. Il avait grandi, s'était forcé à devenir indépendant, avait continué de se renfermer davantage pour pouvoir supporter toujours plus de pression. Chuter aurait signifié tous les condamner et il ne pouvait pas se le permettre. Il avait cessé de penser à lui-même, à son futur ou à ses envies, s'était isolé volontairement du reste du monde pour ne jamais être mis en position de faiblesse et ainsi perdre pied, avait ignoré tout ce qui aurait pu lui faire oublier son objectif sans penser aux remords. Avait ignoré la haine de soi qui s'attisait en lui un peu plus chaque jour, tout comme la honte qui lui dévorait chaque jours un peu plus le regard.
Même si son premier meurtre l'avait révulsé et qu'il ne se passait pas un jour sans que les cauchemars, la culpabilité et les remords ne viennent hanter ses nuits et sa santé, il pouvait continuer de se dire que cela valait le coût en regardant les visages de ses petits frères. Il ignorait ses pertes de poids, sa fatigue et la détérioration longue et sans fin de sa santé mentale en se mentant à lui-même sur ce qui se passait si il avait fait un autre choix. Dès lors qu'il apercevait le faux sourire de sa génitrice, crève-cœur, et la lueur de peine qui n'avait pas quitté ses yeux depuis la mort de son époux, il détournait le regard en tentant de continuer comme si il n'avait rien vu. L'inquiétude et l'agitation d'Elliott, il essayait de se persuader que cela n'était que des troubles d'adolescent, que des moments passagers. Il avait pensé la même chose pour Felix aussi, quand il l'avait entendu dire à haute-voix des propos qui lui auraient valu un passage direct pour la prison si jamais il avait été vu. Tout ça ne pouvait être que temporaire. Il n'avait pas pu échouer à ce point, n'est-ce pas ? Tout ce qu'il avait fait et sacrifié avait forcément dû avoir un impact positif, au moins quelque part. Il avait fini par s'amuser, durant ses rares moments de lucidité, de cette mauvaise foi dont il avait fini par se rendre compte lui-même.
D'une façon ou d'une autre, tout cela ne mènerait à rien de bon. Tout le monde le lui avait répété durant des années et il avait fait la sourde oreille, jugeant qu'ils ne pouvaient rien comprendre à la situation dans lequel il était. Et pour être honnête, il n'en était pas sûr non plus. Au bout d'un moment, il n'était plus sûr de rien et se continuait de suivre la route qu'il s'était tracé lui-même, sans se soucier de savoir ce qu'il y trouverait au bout. Peut-être n'attendait-il que ça d'ailleurs : qu'elle arrive à sa fin.
Rien d'étonnant à ce qu'il ne soit pas si surpris que ça, au final, quand il avait vu l'attroupement de soldats drapés de blanc à l'extérieur de l'auberge. Il revenait d'une course tout bêtement. Parti chercher des légumes pour les repas du soir, il avait naïvement cru qu'il reviendrait pour entendre sa mère le sermonner d'avoir pris autant de temps, tandis qu'un Elliott débordé et fatigué le supplierait de prendre sa suite. Il aurait accepté bien évidemment, et aurait le soir-même passé plusieurs heures à faire les comptes et les stocks. De vue, rien ne semblait faire penser que quelque chose allait mal se passer. C'était une journée comme tant d'autres, voir même plus clémente que d'ordinaire.
Pourtant, il n'avait ni froncé les sourcils, ni écarquillé les yeux. Il avait calmement posé le sac sur une des tables les plus proches alors qu'il avançait. Les bruits de chahut et les cris se faisaient de plus en plus intenses à chaque pas qu'il faisait.
Il n'a besoin d'une quelconque explication pour comprendre ce qui s'est passé. Felix est acculé contre une table, menotté solidement par trois soldats qui le tiennent avec une prise ferme et impitoyable. Les dents serrés, il se débat comme un diable. Un des hommes tient Elliott en joue, le canon de son armure pressé contre la tempe du jeune adulte tremblant et livide, qui n'ose pas faire un geste, terrorisé. Clive ne panique pas, contrairement à sa mère qui hurle et sanglote, les yeux plus rouges que jamais, mais ne peut se résoudre à avancer en voyant la menace qui pèse sur le plus jeune de ses fils. L'officier est déjà plus paisible. Il a bien vite remarqué la sécurité qui était encore en place sur l'arme de celui qui menace le cadet ; réflexes militaires obligent. Il ignore les insultes qui fusent de la part des soldats qui tentent d'imposer leur autorité.
Il a compris très rapidement ce qui avait pu se passer. Bien évidemment qu'il est au courant des activités de rébellion du blond. Celui-ci n'a jamais caché son penchant pour la résistance, et il l'avait plus d'une fois surpris à revenir couvert de blessures, à dissimuler des composants chimiques ou bien même à disparaître complètement pendant des jours et des jours, sans jamais donner une explication. Depuis quelques semaines, il se demandait ce que les soldats et les résistants qui fouinaient par ici pouvaient bien chercher. Les deux qu'il avait assassiné il y a de cela quelques semaines cherchaient sûrement Felix, avait-il conclu après de longues recherches. Mais il ne se doutait pas que le risque qu'il avait pressenti prendrait forme aussi rapidement. D'une certaine façon, il avait tenté d'oublier. Comme pour se convaincre qu'il avait réussi, même de manière infime.
Les regards se sont posés sur lui, maintenant qu'il est rentré. Asmodée, qui le suivait, reste interdite, n'osant pas faire un geste sans que son dresseur ne lui ai fait signe qu'elle le peut. Il est presque sûr qu'un des soldats l'a reconnu, vu sa mine ébahie. Et en effet, celui qui tient Elliott en joue est un de ses subordonnés ; l'effroi qu'il voit peint sur son visage a le mérite de faire naître un sourire caustique chez Clive.
Le brun passe quelques secondes à analyser toutes les possibilités. Il n'y en a pas beaucoup, et il savait déjà avant même d'entrer ce qu'il allait devoir faire pour sauver ce qu'il a passé des années à préserver au dépit de sa propre vie. Il expire calmement.
« C'est moi que vous cherchez. »Il entend Elliott prendre une inspiration horrifiée. Kagami et Felix ont écarquillé les yeux en réalisant ce qu'il est sur le point de le faire, et il est persuadé que leur mère aimerait lui dire d'arrêter tout de suite, mais s'est gelée sur place. La Carmache s'est également retournée vers lui, ébahie par ce qu'elle entend.
« Dans le régime, on m'appelle Nero. Votre collègue là-bas pourra vous le confirmer. Ce que vous avez trouvé ici vient de moi. »Seul un silence lourd et pesant suit ses propos. Il ne sait même pas si ils ont trouvé quoi que ce soit, mais Clive connaît assez l'inconscience de Felix pour savoir qu'il a forcément dû laisser des traces. Il s'étonne de la facilité avec laquelle il ment et du sang-froid dont il fait preuve alors même que son cœur se met à tambouriner dans sa poitrine. La froideur dans ses doigts ne le fait pas s'inquiéter plus que ça.
« Qu'est-ce que vous attendez, donc ? J'ai avoué les faits devant vous. Selon le protocole, vous devez m'arrêter le plus rapidement possible et relâcher le suspect innocenté. »Le malaise est si épais qu'on aurait presque pu espérer le toucher. Il peut voir les yeux d’Eliott s’humidifier. Le visage de Kagami est devenu livide tandis que Felix semble être en état de choc, incapable du moindre mouvement ou son. Il s'est arrêté de se débattre et observa la scène comme si il avait été frappé.
Les soldats finirent par relâcher lentement le blond, qui tenta d'amorcer un geste mais fut vite arrêté par un coup. Voyant que l'officier ne résistait pas et ne faisait aucun geste pour tenter de les arrêter, ceux-ci restèrent tout de même prudents mais lui passèrent les menottes sans pression. Clive grimaça un peu en sentant ses poignets retenus, en essayant d'ignorer les airs horrifiés des autres derrière lui. Elliott fut relâché et tomba au sol, tremblant de tout son corps. Kagami s'était effondrée, éclatant en larmes et en sanglots incessants.
Le premier hurlement fut celui de la Carmarche. Furieuse, celle-ci poussa un second rugissement mauvais en direction des soldats qui se dépêchèrent alors de le bousculer vers l'extérieur. La femelle les poursuivit sans mal, l'air mauvaise, son regard meurtrier fixé sur les combattants qu'elle visait maintenant de ses attaques imprécises mais dévastatrices. Un troisième cri rageur retentit alors qu'une vive lumière se mettait à l'entourer la dragonne. Celle-ci, maintenant sous sa forme finale, dominait sans mal les soldats. Quelques uns tombèrent sur les côtés, tandis qu'un autre prit un coup sur le bras qui le fit tomber à terre,du sang giclant sur le sol avec lui. On précipita l'officier vers le camion de service et on le bouscule à l'intérieur : il ne prend même pas la peine de pester quand son dos heurte le sol. Rapidement, la porte du fourgon claque derrière lui et il se retrouvé isolé de tout, avec seulement quelques sons arrivant encore à ses oreilles.
Il peut encore entendre la Carchakrok. Asmodée, cette petite peste au grand cœur, rugit et se débat comme un diable dehors, renversant tables et chaises, bousculant chaque pauvre imbécile qui se tient dans son chemin. Effondrée et rendue sourde par la douleur, elle persiste à essayer de sauver un dresseur qui ne veut pas de son aide. Ses attaques s'enchaînent, toujours plus déchaînées, alors que les pokémon des soldats l'affaiblissent peu à peu. Les sons sourds se suivent et se ressemblent alors que Clive s'adosse au mur du camion pour tenter de faire le vide dans son esprit et d'oublier juste un peu.
Il se passe quelques minutes avant que le bruit ne se calme. Il entend les soldats monter et faire démarrer le moteur. Alors que le véhicule s'éloigne petit à petit, il est presque sûr qu'il peut entendre le geignement de la Carchacrok résonner plus loin. Lorsqu'il ferme les yeux, il est presque sûr que tout cela n'était que trop prévisible, au final.
Je savais que ça allait arriver depuis bien trop longtemps pour être surpris maintenant. Il prit une nouvelle inspiration en tentant de passer au dessus de sa gorge nouée.
Qu'est-ce que tu aurais dit si tu m'avait vu maintenant, papa ? J'ai voulu prendre le même chemin que toi, et pourtant...Une de ses mains se contracte par réflexe, sans qu'il n'ait pu l'empêcher. Ses yeux s'humidifient juste un peu. Il lève le regard vers le plafond pour tenter de s'empêcher de pleurer.
Pourtant, j'ai l'impression que je suis seulement en train d'essayer de me racheter.Il essaie d'ignorer la crainte qu'il ressent en imaginant la réaction de Faust, en se demandant comment diable sa famille va pouvoir survivre à tout cela. La sienne ne lui passe même pas par l'esprit.
Durant tout ce temps, je n'ai fait qu'aggraver la situation. Tel père, tel fils. N'est-ce pas ?Personne ne lui répond, bien évidemment. Il n'aura que le silence et la solitude comme compagnons jusqu'en prison, où on essaiera alors de briser le sien. Il ouvre les yeux tandis qu'un rictus triste se peint sur son visage.
Excuse-moi, Faust. Je crois bien que je ne vais pas pouvoir rester sain et sauf comme je te l'ai promis.Le visage de Felix apparut quelques secondes dans son esprit, moment durant lequel son rictus se transforma en sourire doux et paisible.
Tu comprendras. Tu aurais fait la même chose, après tout. Ne m'en veux pas, s'il te plait. Mais tu sauras prendre soin d'eux, je le sais. Pour la première fois depuis sept longues, épuisantes et interminables années, il se sent apaisé.