Soarin'

Limonade

Joie. Gentillesse. Sincérité. Générosité. Douceur. Innocence.
Toboe incarne les valeurs que son dresseur d'origine représentait lorsqu'il était encore en vie. Offert lors des sept ans de ce dernier, l'enfant rêvait d'aventures, de captures, et de badges, comme tous futurs compétiteurs qui se respectent. Comme Samaël avant lui. Sans doute aurait-il était un merveilleux dresseur, si seulement la vie ne lui avait pas été cruellement fauchée par la balle traîtresse d'un soldat inhumain et corrompu. Sa mort aura bien vite été vengée, mais ce n'est pas ça qui allait le ramener de toutes les manières. Il s'agissait là ni plus ni moins que d'un moyen pour l'Enodril de défouler sa colère et sa peine, devenues trop grandes au moment-là pour qu'il puisse les supporter davantage. Elles ont alors éclaté, et il les a laissé le dominer ; grave erreur de sa part, il s'en rend compte un peu plus à chaque fois qu'il manque de tomber dans l'excès. Il ne veut pas se transformer en quelque chose d'affolant à chaque fois que cela dérape et qu'il ne peut plus contenir les sentiments houleux qui s'emparent de lui et l'étreignent douloureusement avec force. Ce n'était pas son but en devenant Résistant, même s'il se doutait qu'il allait probablement devoir se salir les mains, mais dans un contexte comme celui qu'ils vivent, lui-même était conscient qu'un jour ou l'autre il allait devoir y passer, lui aussi. Son entraînement lui a permis de le rendre plus fort, mais il constatait bien tous les efforts que faisait Faust pour faire en sorte qu'il échoue et se résout à rester simple spectateur du conflit qui agite l'île depuis plusieurs années maintenant. Le Conseiller aurait dû se douter un jour ou l'autre que rester impassible face à toutes les horreurs que ces guerres provoquent allait le rendre fou, mais peut-être Samaël était-il en effet encore trop jeune pour lui pour qu'il parte déjà au front. L'Enodril n'a pas pu sauver son père, mais il a l'espoir de pouvoir un jour sauver les générations actuelles et futures qui souffrent un peu plus à chaque bain de sang.

Le Togetic adore son humain, tout comme les autres. Même les plus bornés ont su lui accorder le respect qu'il méritait auprès d'eux et ils l'ont tous officiellement reconnu en tant que dresseur ; car Samaël est bien loin du jeune adolescent qu'il était la première fois qu'il a quitté sa maison pour partir sur les routes. Le Pokémon Fée ne l'a certes pas connu à ce moment-là, mais l'ourson n'a cessé d'évoluer même après sa naissance, et il éprouve pour lui la plus grande considération, le voyant à la fois comme un géniteur, un protecteur, et en même temps quelqu'un qu'il veut apprendre à défendre en cas de besoin, car il compte beaucoup pour lui. Par sa nature plutôt candide et ses origines, Samaël a d'abord été réticent à le faire participer aux entraînements. Il voulait laisser en lui l'innocence qu'il avait perçu chez le défunt petit garçon. Ce n'est qu'en remarquant l'acharnement du Pokémon que le compétiteur avait finalement accepté de le faire participer aux exercices avec les autres, et ses progrès étaient assez remarquables, à tel point que le jeune homme brun avait acheté il y a peu une Pierre Éclat qu'il pourrait utiliser pour évoluer si jamais le Togetic le désirait. Car bien évidemment, il ne l'obligerait jamais à rien. C'était seulement au cas où Toboe voudrait passer au stade supérieur, mais c'était à lui seul de choisir. Il est conscient de toute façon que son dresseur l'aimera toujours, peu importe la forme qu'il prend. Mais jusqu'à aujourd'hui, il n'avait pas encore fait son choix et attendait le bon moment.

Alors son caractère joyeux et enthousiaste, il essaye toujours de le partager avec son dresseur. D'ordinaire, ce dernier lui répond de la même façon. Ils sont tellement niais qu'on peut dire qu'ils se sont trouvés. Depuis quelques temps, néanmoins, ça a changé. Sam est tourmenté ; et c'est tellement flagrant que n'importe qui pourrait le percevoir. Ou même le voir tout court. Difficile en effet de ne pas avoir remarqué le teint blafarde et les autres signes plus que clairs que l'Enodril n'est pas en très grande forme, et c'est peu de le dire. Pourtant, il tient bon. Il persiste à le faire, du moins. On s'inquiète pour lui, alors qu'il n'est pas le plus à plaindre dans cette histoire. C'est en tout cas ce qu'il se dit. Ce n'est pas faux. Ce n'est pas totalement vrai non plus. Sa position est de loin la plus favorable, c'est un fait. Il s'est attaché au lapin d'une façon qu'il n'aurait jamais soupçonné avant sa rencontre avec lui. Aimer de cette manière, il ne pensait pas ça possible. Malgré lui, malgré eux, le destin les a fait se croiser et voilà où ils en sont aujourd'hui. Le brun aux cheveux lisses refuse de le montrer, mais son cœur saigne et se déchire progressivement. Toboe l'a bien remarqué, et il n'est pas le seul. Leurs tentatives pour lui remonter le moral, s'il en a sourit pour ne pas les inquiéter plus que ça, ont bel et bien été vaines. Ils ne sont pas dupes à ce point, et ne peuvent que constater l'amère descente aux enfers que subit l'Enodril à mesure que le temps passe et que sa souffrance grandit.

Alors que Sam ne vit en ce moment que pour retrouver son petit ami, Toboe se demande ce qui a bien pu l'amener à l'appeler pour qu'il le suive. Tandis que le Togetic jouait tranquillement avec Cheza, son dresseur lui avait demandé de venir avec lui car il avait quelque chose d'important à lui montrer. Curieuse, la fée ne pouvait s'empêcher d'être à la fois inquiète. La mine de son dresseur affichait depuis tout à l'heure une expression neutre, alors qu'on pouvait, en ce moment, observer une ombre planer régulièrement au niveau de son regard. C'est d'un air décidé, cependant, que Sam était parti sur les routes, ce soir en particulier, en compagnie de Toboe, pour montrer à ce dernier quelque chose dont il aurait dû lui parler depuis le début.
La maison de Sam se trouvait à quelques minutes de marche de la capitale ; mais de l'autre côté, à environ trois kilomètres, un village en ruines sentait encore l'odeur des flammes et portait sur lui les traces de souvenirs douloureux. Quelques fleurs ont poussé, depuis, mais cela reste inhospitalier, et il faudra du temps pour quelqu'un se décide à revivre ici, ne serait-ce que pour déplacer les décombres et reconstruire un habitat dans lequel on pourrait vivre. Peu s'y risquent, cependant, trop effrayés par le Régime sans doute, pour oser s'aventurer sur ces terrains devenus inhospitaliers. Seul l'Enodril a encore des raisons de venir, et elles ne sont pas des moindres. Au coucher du soleil, c'est Toboe qu'il a amené avec lui. Voilà quelques temps maintenant que l'adolescent devait parler au Togetic, et ce dernier, curieux, ignorait comment appréhender cette balade improvisée. Cela lui avait paru si soudain, lorsque le dresseur est venu lui demander de l'accompagner de manière à ce qu'ils soient juste tous les deux. Abandonnant Cheza, sa compagne de jeu, c'est sans hésiter qu'il a suivi le brun avec calme et patience depuis qu'ils ont quitté la maison il y a de cela plusieurs minutes maintenant.

Mais le Pokémon Fée ne peut s'empêcher d'être inquiet, ces derniers temps ; et ce n'est pas le seul. Que ce soit parmi ses Pokémons ou ses plus proches amis, l'état du compétiteur sucite l'angoisse et la prudence. La disparition de Natsume a provoqué un tel choc dans son esprit que c'est un miracle que celui-ci soit encore à peu près stable, alors qu'il n'y a pas si longtemps, un autre événement problématique est intervenu pour rajouter une couche. Cela le concerne moins, mais en aucun cas ça ne peut le dissuader de se faire du soucis pour cette situation, en plus de celle qu'il accumule depuis bientôt un mois entier. La mine de Samaël ferait crever de jalousie n'importe quel zombie, tant elle est pâle. S'il s'obstine à ne rien montrer, le monde entier n'est pas dupe pour autant, mais il préfère tenter de cacher ses faiblesses autant qu'il le peut plutôt que de mettre sur le dos de son entourage encore plus de peur qu'ils ne devraient en ressentir. Le plus à plaindre, ce n'est sans doute pas lui, se dit-il de toute manière, mais Natsume. Qui sait ce qu'il subit en ce moment, et s'il n'a pas pire apparence actuellement que son petit ami. Il est au courant des récents articles parus dans les journaux, bien sûr. L'île entière a été alertée. Mais aussi égoïste que ce soit, il fait passer la recherche du Shimomura avant tout le reste. L'éleveur n'est pas moins à l'abri du Régime qu'eux, de toutes manières, peu importe où il se trouve, alors autant le ramener au plus vite à la maison.

C'est un jour particulier cependant, aujourd'hui. Rien à voir avec l'absence du japonais ou même le conflit qui ébranle Enola plus violemment encore. Indirectement, cela a plus ou moins un rapport avec les batailles qu'ont menés les deux camps l'un contre l'autre, ainsi que leurs innocentes victimes. C'est pour parler de l'une d'elles que Samaël a tenu à faire venir le Togetic jusqu'ici. Des civils tombés, il y en a eu. Toboe ne porte pas le nom de l'un d'eux pour rien, après tout. C'est d'ailleurs bien pour le petit garçon auquel son Pokémon lui fait tant penser qu'il est venu aujourd'hui, accompagné de celui qui fut autrefois l'œuf du défunt qu'il vient voir ce soir.
Non loin des ruines d'une maison se dresse une croix modestement faite, avec des inscriptions maladroitement gravées dessus, et des fleurs de chrysanthèmes qu'on a fait pousser. C'est moins facile que ça en a l'air, de tailler dans du bois. Mais de toute façon, personne n'aurait pu écrire à sa place. Il avait bien compris que les géniteurs n'étaient plus de ce monde, et il demeurait le seul spectateur de l'acte cruel que l'enfant avait subi. Des souvenirs ô combien malsains qui reviennent encore aujourd'hui ; ces mêmes souvenirs qui ont empêché Samaël d'envoyer Toboe au combat ou même à l'entraînement, car voir le Togetic se faire blesser, même légèrement, le faisait culpabiliser. Il aura fallu attendre que Toboe lui prouve de lui-même ce dont il était capable, avec toute la détermination du monde, pour que l'Enodril cède enfin et le traite de manière égale à tous les autres, ce qui n'est que justice, quelque part. La fée, malgré ses apparences, est forte, résistante, et aussi courageuse que n'importe quel Pokémon. Elle est loin du niveau des célèbres Pandora ou Tsuki, mais elle fait de son mieux chaque jour, et ses efforts portent heureusement leurs fruits. Une seule chose cependant l'handicapait : ses ailes. Trop fragiles, elles ne lui permettaient malheureusement pas de voler, bien qu'il avait l'espoir qu'elles deviennent plus robustes.

Calmement, l'humain s'assit devant la tombe d'infortune, et invite son Pokémon à faire de même. Ce dernier se pose de plus en plus de questions, mais n'ose en poser aucune, de peur de froisser quelque chose chez son dresseur, d'une manière ou d'une autre. Depuis quelques temps, son regard s'est assombri, et il a une mine affreuse, comme s'il était vide de l'intérieur. Lui qui a toujours eu plus ou moins l'habitude de l'adolescent souriant et plein de vie, autant dire que Toboe s'inquiète autant que les autres de ce qui lui arrive. Ses alliés l'ont prévenu de la disparition de Natsume, mais il ignorait que ça aurait été un tel impact sur l'ourson, quand bien même il sait le lien qui unit les deux garçons. Aux yeux du Pokémon, l'amour avec un grand 'A' reste encore une chose assez mystérieuse, mais il constate à quel point cela fait souffrir l'Enodril, et son propre cœur se fend à chaque fois qu'il l'entend pleurer en silence. Aujourd'hui, il s'agit pourtant d'une exception. Les yeux couleur or du dresseur sont un peu plus expressifs que d'ordinaire. Mais c'est pour mieux se couvrir d'un voile de tristesse et de mélancolie ; et encore et toujours, le Togetic ne fait pas un bruit, ne voulant pas perturber l'autre. Il sent qu'il s'agit d'un moment important, même s'il ne saurait dire pourquoi, et se contente de scruter la croix en bois, sentant la peine du brun comme s'il s'agissait de la sienne.

- 'Toboe'.

En entendant son appellation, le Pokémon sursaute.

- C'est ce qui est écrit : 'Toboe'. C'est un petit garçon, qui est enterré là. Il s'appelait comme toi.

Surpris, le Togetic se rapproche de la sépulture toute simple. Si son dresseur l'a amené ici, c'est que l'enfant qui se trouve sous terre n'est seulement lié à lui par le nom, il en est convaincu. Une anxiété s'est emparée de lui. Toboe n'est pas si sûr de vouloir découvrir la vérité qui entoure les origines de son propre nom. Toutefois, il voit bien que c'est capital pour Samaël, car cela le pèse plus que ce qu'il ne croit. Ses épaules supportent assez de poids, mais on dirait qu'elles ne sont jamais trop lourdes. Alors si l'aveu qu'il s'apprête à lui faire peut le soulager, le Pokémon peut essayer de l'endurer.

- Il est mort, il y a un an de cela. Et c'est entièrement de ma faute. Il était si jeune, tu sais...

Les poings du compétiteur se serrent, et il pousse un soupir discret, mais porteur de tristesse et d'impuissance. Il y a eu d'autres, des personnes qu'il n'a pas pu sauver ; à commencer par son père. Il avait alors deux ans de moins, et une faiblesse assez ridicule. Empli d'espoirs, il avait bien dû se rendre à l'évidence et laisser la frustration et le désespoir l'envahir quand la réalisation fut enfin prête à éclater. C'est pour ça qu'il a demandé à Faust de l'entraîner. Mais là encore, son optimisme et sa naïveté l'ont rendu aveugle. Les compétences qu'il a acquis étaient suffisantes pour le faire se sentir plus robuste et athlétique qu'avant. Si c'est bel et bien le cas, il conserve néanmoins des lacunes non négligeables et il reste encore très médiocre. Cette déficience et ces incapacités ont tendance à le trahir, et il ne peut que constater avec amertume cette défectuosité qui l'enrage. Ce n'est pas faute de s'entraîner régulièrement, pourtant.
Toujours devenir plus fort pour protéger les siens, c'est ce à quoi il aspire, et c'est pour cette raison qu'il n'a jamais délaissé l'entraînement, même par flemme, et les mauvaises nouvelles qui s'enchaînent à propos de l'instabilité de l'île ne font que le motiver davantage. L'absence de Natsume lui fait prendre conscience cependant qu'il a encore beaucoup à apprendre avant de pouvoir se rendre utile, et il a encore l'impression de ne pas avoir trouver sa place. Sa voix se fait plus hésitante d'un coup, son ton plus fragile.

- Ce jour-là, il portait un Oeuf dans ses bras. Et... c'était toi.

Tout en disant cela, il se tourne vers son Pokémon. Celui-ci demeure interdit, et muet face aux propos de son dresseur. Pour lui, cela explique beaucoup de choses. Pourquoi il a fallu du temps avant qu'on n'accepte sa venue sur le terrain. Pourquoi il avait l'impression d'être surprotégé. Pourquoi Samaël était resté fier de lui, mais également un peu morne à chaque fois qu'il accomplissait quelque chose et qu'il en sortait grandi, se séparant peu à peu du Togepi qu'il était alors pour devenir un Togetic plus confiant et brave, qui veut mériter sa place dans une équipe. De nombreuses fois on lui a répété que personne n'était obligé de se battre, mais il a dû prouver au reste du monde qu'il aimait ça, lui aussi. Qu'il trouvait dedans un il-ne-savait-quoi de fascinant, et qu'il pouvait défendre l'honneur de l'Enodril comme n'importe lequel de ses compagnons.

- J'aurais sûrement dû t'en parler plus tôt, mais... Enfin, j'savais pas comment aborder ça, je crois. Ton dresseur, ça aurait dû être lui. Pas moi.

Fatigué, le compétiteur baisse le regard, avec sur lui cette culpabilité pesante qui refuse de disparaître. Oui, son dresseur aurait dû être Toboe.  C'est ce qui se serait passé, si cette balle n'avait pas traversé de façon mortelle le corps frêle du petit garçon. Si seulement ce soldat n'avait pas tiré... Ce gamin se serait probablement accroché à son rêve, et serait devenu, au fil du temps, une sorte de rival pour l'Enodril. Un rêve qui se retrouve, au final, brisé, comme tant d'autres avant, et tant d'autres plus tard qui se briseront à leur tour, au fur et à mesure que le Régime continuera de mener ces batailles incessantes pour faire régner leur propre vision de la justice. La Résistance pourra-t-elle vraiment l'arrêter avant qu'il ne soit trop tard ? Les nouvelles récemment tombées n'annoncent rien de bon pour l'instant, mais Samaël a décidé de garder espoir malgré tout. Il fait confiance à ses alliés, et surtout à leurs Piliers, dont Soledad fait partie. Peut-être qu'il n'a pas la force nécessaire pour apporter une grande aide, mais il sait chaque unité importante, car c'est aussi leur nombre qui pourrait faire la différence. Du moins, l'espère-t-il. C'est impossible d'échapper à la réalité, mais il lui reste peu de choses, si ce n'est de l'optimisme. Cet optimisme qui lui permet de se rassurer, de se dire qu'ils vont finir par retrouver leur île d'antan, mais aussi le Shimomura qui reste introuvable. Cet optimisme également qui pourra un jour permettre à Clive d'arrêter de se considérer comme la pire des ordures, et de faire en sorte qu'il tienne le coup jusqu'à ce qu'il puisse enfin être libéré de ses chaînes, d'une façon ou d'une autre.
L'adolescent soupire légèrement, rendu soudain encore plus lourd par son manque de sommeil qui revient se faire ressentir de plus en plus.

- J'aimerais être plus utile, tu sais. Mais j'suis pas très fort, ni même très intelligent. J'peux même pas protéger ceux que j'aime.

L'Enolian ramène ses jambes contre son torse et croise les bras sur ses genoux, pour y enfouir sa tête, ne laissant voir que ses yeux dorés, tandis que Togetic le regarde d'un air peiné. Lui, comme les amis de l'ourson, ont pitié de lui. Si le brun s'obstine à ne rien montrer en public, le monde entier a deviné les troubles qui l'agitent, et ce chagrin immense qui l'ébranle et le torture. Une absence lui était suffisante ; voilà qu'il doit subir les conséquences d'une autre, et pas des moindres. Chaque jour il se demande où est Natsume, ce à quoi il pense, ce qu'il fait, s'il est même au courant des informations qui viennent de paraître dans le journal. Ce n'est pas une certitude, mais il est fort probable, au moins, qu'il ait ses serpents avec lui ; il n'est donc pas seul, c'est déjà ça. Aucun moyen de l'affirmer cependant, peut-être que Byakuran, Hatori et Fran, ont été parmi les Pokémons qui ont déserté pour partir à la recherche de l'éleveur. Dans la liste de ceux qu'ils ont recensés, ce sont néanmoins les seuls qui ne sont jamais revenus ou même repassés au refuge, et il y a peu de chances pour que cela soit une coïncidence, même si le bénéfice du doute perdure.

Toboe scrute quelques instants la modeste tombe, avant de faire quelques pas dans la direction de la petite croix qui sert d'épitaphe. Arrivé devant, sa patte vient doucement se poser sur le boix fin, et passe lentement sur les inscriptions, reflets de son propre nom. Jamais il ne pourra savoir ce qui se serait passé, si l'autre humain dont le nounours parle avait effectivement pris soin de lui à sa place. Jamais il ne pourra savoir s'il aurait été plus heureux, plus épanoui, ou plus aimé. Mais avec des 'si', on pourrait refaire le monde. Le monde que Toboe a choisi, c'est celui de Sam. Alors certes, ce n'est que parce que son dresseur d'origine est mort avant même qu'il ne soit né que quelqu'un d'autre a été obligé de s'occuper de lui, mais s'il avait vraiment voulu partir, il l'aurait fait. Le Résistant est quelqu'un de compréhensif, doux, et attentionné, qui veille au bien-être de chacun de ses compagnons. Si Togetic est resté à ses côtés pendant tout ce temps, c'est parce qu'il s'y sentait bien, et qu'il ne voudrait changer sa place avec personne. Tant pis, donc, si une autre vie se serait offerte à lui ; car non seulement il ne peut pas retourner en arrière, mais en plus il n'en a pas envie. Il est parfait comme il est, même si son dresseur se croit impuissant, bête, et faible. Un jour, peut-être arrvera-t-il à lui prouver le contraire.

Les yeux du Pokémon se ferment, et il se concentre.
S'il vous plaît, Seigneur Arceus, je veux... Je veux évoluer !
Au milieu de la voûte céleste nocturne, une étoile, plus brillante encore que ses voisines, trace un chemin étincelant et file aussi vite que le vent, laissant derrière elle une traînée claire et scintillante. Comme si son vœu avait été entendu, une lumière se met à entourer le Togetic, pareille à un voile protecteur, qui lui procure une chaleur douce et agréable. La lueur attire l'attention de Samaël, qui relève la tête, fureteur. Sans trop savoir pourquoi, il a apporté avec lui son habituel sac de voyage. S'il a regretté de ne pas l'avoir laissé chez lui après coup, il découvre que quelque chose brille soudainement à l'intérieur, et il sort l'objet mystérieux. Il pousse un hoquet, surpris et admiratif à la fois. La Pierre Éclat qu'il avait acheté l'autre jour n'avait pas bougé de sa place, et Toboe avait pu deviner son emplacement. Il n'avait cependant, jusqu'à aujourd'hui, jamais osé franchir le pas et l'utiliser. Il avait trouvé ce soir assez de motivation et de courage auprès de son ami pour enfin se décider à aller de l'avant.
Sam pose la pierre brûlant près de Toboe, et ce dernier s'illumine de plus en plus, avant de finalement changer de forme. Son corps se transforme et grandit, pour le faire devenir un magnifique Togekiss. Un Togekiss qui ne possède peut-être pas de bras, mais doté d'ailes robustes avec lesquelles il peut dès à présent voler aussi aisément que n'importe quel Pokémon Vol. L'Enodril, malgré son regard usé et cerné, contemple le Pokémon nouvellement évolué, muet et immobile. C'est Toboe qui finit par s'écarter de la tombe, pour se tourner vers son dresseur, une expression déterminée au visage. Prenant peu à peu conscience de ce qui vient d'arriver, Samaël vient caresser avec tendresse son allié. Pour la première fois depuis longtemps, un léger sourire doux et sincère se dessine sur ses lèvres.

- Moi aussi, Toboe, j'espère qu'un jour, je pourrai évoluer.




- Merci, Synkro.

Le Gardevoir hoche la tête, ravi de pouvoir aider la veuve dans sa tâche ménagère. Après le dîner, le Pokémon Psy avait proposé à Lyra de l'aider à faire la vaisselle et à la ranger. Même s'ils n'étaient que deux dans la maison, Synkro avait insisté et ils en avaient profité alors pour nettoyer tous les objets poussiéreux qui n'avaient pas encore été décrassés. La plupart des affaires d'Ikaël avaient notamment été sortis du grenier, et l'Italienne en avait profité pour donner quelques vêtements de son défunt mari à des œuvres de charité, car selon elle, il fallait bien qu'ils servent. Le reste, elle avait tenu à le garder, ne serait-ce qu'à la demande de son fils. Yami est là, aussi. L'Absol est couchée devant l'entrée, à guetter le retour de son dresseur avec anxiété.

En essuyant le dernier verre, L'Enodril soupire, une lueur chagrinée et morne dans son regard. Le journal contenant les précieux articles d'Azmitia demeure encore sur la table de la salle à manger. Elle repense au voisins des foyers alentours, qui commencent à faire leurs bagages pour s'en aller de l'île, ou qui sont déjà partis. Ils pensent sûrement qu'ils seront plus en sûreté ailleurs. Peut-être qu'ils ont raison. Peut-être qu'ils ont tort. Dans tous les cas, cela les rassure. Et aussi étrange que cela puisse paraître, Lyra n'a pas d'avis là-dessus. Ce qui se passe en ce moment ne change rien par rapport à l'inquiétude qu'elle ressentait déjà avant. Elle se dit de toute façon qu'elle ne peut qu'être spectatrice des drames qui se produisent ça et là sur Enola. Il lui arrive d'héberger quelques passants ou des Résistants de façon temporaire ; elle a ainsi de la compagnie, et le sentiment d'avoir aidé un peu comme elle pouvait. Lorsque la majorité des civils sont trop effrayés pour apporter leur soutien au groupe que soutenait son amant, c'est elle qui se porte volontaire à chaque fois pour demander ce qu'elle peut faire pour se rendre utile ; car c'est l'une des dernières choses qu'il lui reste. Changer l'île, elle fait confiance à d'autres, pour ça. Tout ce qu'elle sait faire, c'est soigner des animaux. Les Pokémons ne fonctionnent pas exactement pareil, mais ses connaissances peuvent s'avérer tout de même utiles.

Car la puissance grandissante du Régime, voilà quelques temps que ça ne lui fait plus peur. Elle n'a pas le choix de faire avec les événements qui défilent les uns après les autres. L'homme qu'elle aimait de tout son cœur est décédé sans qu'elle n'ait pu lui adresser une dernière parole, et son fils, pour qui elle donnerait sa vie, met en danger la sienne à chaque fois qu'il exécute une mission. Pas une seule fois elle n'a essayé de l'arrêter pourtant, quand bien même elle savait qu'il allait courir de graves dangers. Loin d'être naïve, Lyra savait qu'elle ne pourrait jamais le faire changer d'avis. Elle sait à quel point Samaël a besoin de ça pour se croire utile aux autres. De trop nombreuses fois elle a regretté le temps où il était encore un enfant insouciant dont la seule préoccupation était d'entraîner ses Pokémons car il voulait devenir le plus grand de tous les dresseurs. Cet objectif-là est resté intact, mais d'autres se sont ajoutés au fil des années, pour le meilleur et pour le pire. C'est un adulte, désormais, ou du moins, il tend de plus en plus à l'être. Même avant qu'il atteigne sa majorité, elle n'avait voulu l'influencer en quoique ce soit, le voulant toujours libre, mais restant comme un guide lorsqu'il se sentait perdu. Tout ce qu'elle lui a jamais demandé, en échange, était de rester en vie coûte que coûte. Que serait-elle, après tout, sans la prunelle de ses yeux ? Perdre Ikaël était déjà une épreuve assez difficile et douloureuse à supporter, mais la mort de son fils la détruirait complètement.

Alors il faut imaginer que, partir d'Enola, elle ne l'a pas considéré ne serait-ce qu'une seule fois. Tout ce qu'elle veut, c'est rester avec Samaël ; et personne ne pourrait la convaincre du contraire. Que le Régime trouve une nouvelle source de puissance, soit. Quoiqu'elle dise, quoiqu'elle pense, ou quoiqu'elle fasse, cela ne changerait rien. Elle se contente donc d'être présente pour ceux qui en ont besoin, à commencer par faire des dons aux démunis et à lire des histoires dans les orphelinats. De plus, Lyra est contente chaque fois qu'elle peut lire aux plus jeunes les histoires que Samaël écrit sous un pseudonyme, car ce sont parfois celles-ci que les enfants réclament souvent. Même loin, elle ne cesse de penser à lui. Elle a, de son côté, l'impression de pouvoir encore servir à quelque chose.
Il y a cependant une autre raison qui fait qu'elle ne peut pas partir. Depuis presque un mois, la disparition de Natsume a jeté une vague de tristesse et de panique. La brune avait assisté aux tourments et aux angoisses de Samaël qui ne faisaient qu'augmenter, et elle-même se fait du souci pour le Japonais. Car Lyra aime beaucoup l'éleveur. Gentil, bienveillant et poli, du moins devant elle, il était difficile de ne pas apprécier le Shimomura, et elle sait à quel point son fils est attaché à Natsume. Apprendre alors que plus personne n'avait de nouvelles de lui et qu'il restait introuvable l'avait affligé. Pire encore, la santé de Sam se détériore petit à petit. L'appétit et le sommeil lui manquent cruellement, au point qu'il en est récemment tombé malade. Devant sa mère, l'adolescent se cache sous des apparences mensongères, même s'il les sait inefficaces face à celle qui lui a donné la vie et qui le connaît mieux que personne. Elle a cherché, en même temps que les autres, des indices qui permettraient de le retrouver, mais elle n'a essuyé que des échecs à son tour. Tout ce qu'elle peut faire, c'est prier Arceus pour qu'il revienne sain et sauf.

- Sam ? C'est toi ?

Yami pousse un léger rugissement en entendant la porte s'ouvrir, et Lyra pose immédiatement la question, sans toutefois se retourner. Il l'avait prévenu qu'il partait faire un tour dehors mais qu'il reviendrait. S'il n'avait voulu d'aucune escorte, il avait amené son Togetic avec lui, ce qui la rassurait déjà. Aucune voix ne lui répond, toutefois. Ce n'est qu'en entendant le bruit sourd d'un impact sur le sol qu'elle se retourne. Le compétiteur n'a eu le temps de faire à peine que trois pas avant qu'il ne chute à terre, épuisé, ses jambes ne pouvant plus le porter. Toboe, devenu Togekiss, et Yami se précipitent vers lui. Sa mère en fait autant en accourant à son chevet d'un pas rapide.

- Samaël !

Ses mains retournent doucement son corps sur le dos, tandis qu'un de ses bras passe derrière sa nuque pour relever sa tête. Sans brutalité, elle commence à le secouer, tout en répétant son nom. Elle hoquette en se rendant mieux compte de l'état du jeune adulte. Sa peau est tellement pâle qu'elle ferait jalouser un mort et la lune elle-même ; il n'est pas encore maigre, mais ses côtes continuent de saillir sous sa chair ; des cernes entourent ses yeux, et des gouttes de sueurs perlent sur son front. S'il a pu faire le chemin de l'aller et du retour, on dirait qu'il a sous-estimé son énergie. Complètement vide, cette dernière se restaure déjà assez péniblement. Ses paupières, ouvertes à moitié, dévoile un regard inexpressif, dénué de l'éclat particulier qui le caractérise habituellement. Avec effroi, Lyra se demande où est passé son petit garçon candide et plein de vie qu'elle tenait dans ses bras il y a à peine quelques années.

- Ma... Maman...

Sa voix est faible, mais existante. L'Enodril la plus âgée caresse lentement ses cheveux. En silence, le Gardevoir les a rejoint pour se mettre à la hauteur du cadet. Il n'avait pas osé se rapprocher avant.

- Chhht... Je suis là, Samaël. Je ne te quitte pas.

Ses pupilles dorées se lèvent sur sa génitrice. Sa bouche se tord en un sourire maladroit et très faible. Son Absol vient donner des coups de langue à l'une de ses mains, comme pour le garder éveiller.

- Na... Natsu... Natsume... me manque...
- Je sais, mon trésor. Je sais. Moi aussi, je m'inquiète pour lui.

Le Gardevoir s'en va chercher une serviette mouillée pour la poser délicatement sur le front de l'adolescent. Jamais il ne l'avait vu dans un tel état, même ces derniers temps.

- Mais... Mais t-tu sais je... Je suis pas seul. Y'a... Y'a Faust et... et puis Charlotte et... Tristan, puis... Mi-Mina et... et...
- Chhht... Nous allons te porter à ton lit. Tu as besoin de repos.

Là-dessus, la vétérinaire commence à redresser son fils. Ce dernier l'arrête néanmoins d'un geste brusque et une de ses mains vient agripper le bras de sa mère. Interdite, elle le scrute sans comprendre. Samaël marque une pause et déglutit, comme s'il n'arrivait pas à sortir ses mots. Il ouvre la bouche, mais il lui faut plusieurs secondes avant qu'un son ne s'en échappe.

- J'ai... un ami... en prison. Je voulais juste... juste...

La fatigue vient emporter les dernières forces de l'Enodril, et celui-ci finit par fermer les yeux. Lyra ne saura jamais ce qu'il aura voulu dire, et elle ne posera jamais la question. Voir sa prégniture être tourmentée ainsi lui fend le cœur et met son âme en peine. Elle se jure de tout faire pour l'aider à se remettre d'aplomb et éviter qu'il ne retombe gravement malade. Avec l'aide de Synkro et de Yami, elle porte le dresseur jusqu'à son lit pour l'y allonger, et il sombre enfin dans un sommeil qu'elle espère réparateur. L'Absol monte sur le matelas pour s'installer près de son dresseur et veiller ainsi sur lui, tandis que Toboe se met de l'autre côté. Lyra s'installe quant à elle sur le rebord du lit pour regarder son protégé endormi. Elle peut très bien imaginer à quel point il souffre. Elle est passée par là, après tout, mais espère vraiment que son fils n'aura pas à subir les mêmes choses jusqu'au bout. Ses doigts viennent dégager une mèche de cheveux rebelle, et l'Enodril finit par soupirer.

- Il faut vraiment que je te coupe les cheveux.