Le dernier Weber

Tristan Théo Weber

Plic. Plac. Ploc.
Les gouttes de sang tombent une par une sur la neige qu'elles recouvrent d'une teinte rouge écarlate. Le souffle régulier du jeune homme forme des petits nuages qui sortent de sa bouche. Sa peau a commencé à se craqueler sous l'impact du froid. Dos contre un mur en pierre, ses pupilles brunes, perdus dans le vague, scrutent la crevasse. Il entend le vent du Nord se heurter à la paroi de la montagne dans un bruit sinistre, avant de s'infiltrer dans la grotte où il s'est faufilé. Son ventre crie famine, ses yeux hurlent fatigue, mais tout son corps semblent vouloir le faire vomir. Il empeste le sang. Il empeste la Mort.
Depuis combien de temps est-il là ?... Trop longtemps, maintenant. Pour la deuxième fois dans sa vie, Tristan a eu un faux espoir. Cela semblait trop beau, évidemment. Pourtant, il avait cru. Lorsque tous les prisonniers du Nouvel An ont été libéré, il avait cru qu'il le serait aussi. Il avait voulu y croire. Mais non; ils ont préféré le garder avec eux. Cacher des yeux de tous, ces tortionnaires voulaient encore s'amuser avec lui; rajouter des cicatrises sur son torse et son dos, déjà bien "entamés". Ils l'avaient gardé plus longtemps que les autres, mais de peur qu'un de leurs supérieurs les prenne en flagrant délit pour avoir garder une victime alors qu'on leur avait ordonné de les relâcher, ils s'étaient mis d'un commun accord qu'ils laisseraient enfin partir Tristan, mais pas sans séquelles supplémentaires. La batte sur ses côtes saillantes, les coups de pieds dans son estomac endolori à cause de la faim, les poings qui partaient dans ses blessures les plus profondes pour le faire souffrir davantage... tout ça, il l'avait senti. Après toutes ces années, il avait dû être le pensionnaire le plus "ancien", et pourtant, cela lui faisait toujours aussi mal.
Mais peut-être était-ce lui qui était devenu fou, ou peut-être était-ce vrai, mais il avait eu l'impression que c'était moins douloureux que les autres fois. Peut-être que c'est parce qu'on lui avait annoncé sa libération prochaine ?... A vrai dire, lorsqu'on lui avait dit ça, Tritan croyait qu'on allait le tuer. Mettre fin à ses jours, car on commençait peut-être à le trouver dénoué d'intérêt, en tant que "jouet". Mais non, il avait vraiment été relâché, dans les montagnes les plus hautes de l'île.
Faisait-on en sorte qu'il meurt congelé ou affamé dans les régions les plus froides de toute l'île ? Sans doute. Mais au diable, ses tortures de dernière minutes ! Oui, peut-être qu'il était gravement blessé et qu'il n'avait pratiquement rien mangé depuis des jours, mais l'air libre... C'est tout. C'est tout ce qu'il voulait. La neige qui le glace sur place, le vent qui emmêle toujours plus ses cheveux... c'est horrible, oui; et cela n'arrange rien ses plaies qui continuent de saigner. Mais bon sang... la liberté ! Il est frigorifié, mais libre !..
Libre... mais mort... Bientôt, la Mort viendra le chercher. Elle attend le bon moment pour emporter le soigneur avec elle afin de le guider vers Angela. Il n'a plus d'espoir. C'est fini, pour lui. La faim le tenaille, la glace le pétrifie, et il ne peut que trembler, encore et encore.
A l'intérieur de cette petite grotte, creusée dans la montagne, il est à l'abri des vents violents; mais il n'a aucune chance de survivre. Personne ne vient jamais ici, de toute façon. Il appellerait bien quelqu'un, mais sa voix finirait par se briser; il a déjà essayé.

- Maelys...

Ses paroles se perdent, et il semble à peine conscient de ce qu'il fait ou dit. Dans cet état second, le nom de sa jumelle ressort parmi tous les autres. Il a des tas de choses à lui dire, à lui avouer; mais il sait qu'il n'a aucune chance de survie. Son père, sa mère, ses sœurs restantes... Il veut les voir, il veut tous les revoir. L'unique fils Weber manque à l'appel, mais pourtant il est là, près de Baguin. Qui ? Qui pourrait bien le voir ?... Cela l'étonnerait fort qu'il y ait encore un quelconque dresseur qui veuille s'aventurer ici. Non; jamais on ne le retrouvera...
Tristan se décolle du mur auquel il était adossé et essaye de se relever. Mais il fait à peine quelques pas qu'il trébuche déjà et s'étale à terre. Il s'efforce de marcher à quatre pattes, mais même cela, il n'y arrive pas. Ses tentatives de se redresser échouent et se soldent par une nouvelle chute à chaque fois. Alors il abandonne, et rampe, allongé sur le ventre, jusqu'à la fissure qui le sépare du monde extérieur, seule source de lumière dans cette petite caverne. Ce n'est pas une fissure très grande, et la neige la dissimule assez bien. Il fallait vraiment qu'il soit chanceux pour qu'on vienne le secourir. Il se rapproche du trou étroit, mais c'est impossible pour lui de l'atteindre. Alors il tend son bras en avant dans un geste désespéré, avant de laisser sa tête se poser au sol.
Toph et Iroh sont là, eux aussi. Tandis que la Fouinette se colle contre l'humain pour le réchauffer, le petit Evoli lui donne des coups de langue sur la joue et des mouvements du museau pour qu'il se ressaisisse. L'animal brun aux multiples évolutions pousse des miaulements, cherchant par tous les moyens à maintenir Tristan en vie. Mais ce dernier ne réagit pas. Iroh sent son petit cœur d'Evoli lorsqu'il voit des larmes couler sur les joues du soigneur, se mêlant à l’hémoglobine, et la main de son dresseur lorsqu'il repose son bras sur sa tête pour une dernière caresse.

Tristan regrette. Il regrette de s'être posé tant de questions, alors qu'il aurait simplement pu être heureux pour ses sœurs. Il regrette de ne pas avoir pu offrir une vie meilleure à ses Pokémons. Il regrette d'avoir douté. Il regrette de ne pas avoir été un meilleur frère, et un meilleur fils. Il regrette de ne pas avoir été assez fort pour protéger et réconforter ses proches. Il aurait dû être là lorsque sa famille avait besoin de lui. Il aurait dû accompagner Solène lors de l'inscription et mourir à la place d'Angela. Angela était pleine de vie. Angela avait un rêve à réaliser. Angela ne méritait pas de se faire tuer par le Régime. Angela... Il va la revoir. Il va partir la rejoindre ce soir.
Attends-moi, grande sœur... Attends-moi...

Boum. Crac.
Un bruit de craquement se fait entendre. L'Evoli sursaute alors que la Fouinette se réfugie auprès du soigneur.
La crevasse se fend en plusieurs morceaux. La pierre se brise sous l'impact d'une puissante attaque qui vient du dehors. L'ouverture s'agrandit et devient un énorme trou béant. Les deux Pokémons poussent des cris. Le froid s'insinue en Tristan, qui ne tremble même pas. Il croit que quelqu'un est venu pour le chercher, et le ramener en prison pour lui faire revivre l'enfer, ou mieux encore, le tuer. Il attend donc, immobile, que son bourreau vienne pour l'emmener.
Mais il relève faiblement la tête lorsqu'il entend une voix enfantine. Il n'arrive pas à bien voir, car sa vue est embrouillée par les sanglots, mais il discerne une grande forme rouge qui se tient debout devant lui, à côté d'un corps plus petit.
Il sent des mains le retourner sur le dos. On lui parle. Il n'entend pas. On le secoue. Il ne bouge pas. Il croit rêver. Il ne rêve pas. On l'appelle. Rien n'y fait.
Mais c'est comme s'il est appelé par cette voix. Alors sa vision se précise. Alors il voit son sauveur. Est-il mort ? Seuls les anges ont un visage aussi innocents. L'éleveur tremble lorsqu'il croise ensuite son regard. Des yeux dorés, comme les siens. Il délire, ce n'est pas possible autrement. Un adolescent aux cheveux lisses et brun le relève un peu et colle son oreille contre son cœur, sans doute pour vérifier qu'il est bien vivant.
Le gamin est paniqué, mais le Weber sent qu'il fait de son mieux pour garder son calme. Qui est-il ? Que fait-il ici, dans les montagnes ? Il est bien plus jeune que lui... Est-ce un dresseur téméraire ?... Peu importe.
Aussitôt qu'il le voit, Tristan le contemple et pose doucement une main sur la joue du garçon avant de sourire faiblement.
Enfin, il ferme les yeux, et se laisse sombrer dans les ténèbres.