De pied ferme je l’attends. La traitresse, l’hérétique. Celle qui a osé me tourner le dos. Qu’elle craigne ma rancœur, que son séjour dans les geôles du château ait été le pire enfer qu’elle a connu. Mais ce n’est pas fini. Je l’attends. Seul actionnaire de son procès, je serais celui qui recueillerait ses derniers mots. Je suis prêt. J’ai toujours été prêt pour elle. A tout. J’ai tout fait pour elle. Et voila comment mes efforts sont récompensés. Rien. La pire chose qu’elle pouvait faire, elle l’a fait. Les portes s’ouvrent et son prénom est annoncé. La voila dans sa robe salie par son séjour en prison, qui titube et s’avance pieds nus sur le marbre glacé. Ses mains saignent, ses phalanges sont écorchées, tout comme ses genoux, des hématomes recouvrent ses épaules. Toute sa beauté, tout ce qui la rendait si spéciale, si différente, tout s’est envolé. La voila devenu comme tous les autres, un être inferieur. Et quand je la vois dans cet état, son seul éclat résidant dans cette robe blanche maculée de crasse et de sang, je ne ressens plus rien. Aucun scrupule, aucune hésitation. Juste le néant, teinté de quelque déception. Déception qui a fini par s’atténuer. Une certaine petite voix dans ma tête me le soutient ; « je te l’avais dit ». Quelque part, oui, je le sentais venir. Je ne voulais juste pas y croire. Espérer, pourtant, ça n’a jamais été digne de moi, attendre non plus. Et pour elle je l’ai fait. Tout ça pour rien. Le Royaume, notre rêve s’effondrera si elle reste en vie, elle m’empêchera d’aller plus haut. La voila à mes pieds. De mon estrade je la surplombe, la fixe d’un regard glacé. Ses yeux de sang rencontrent les miens.

« Irina, souveraine du Royaume de Sang- Que dis-je, ex-souveraine… Vous devez répondre de vos crimes devant le Roi Alexander, présent ici même, en notre personne. Vous être coupable de haute trahison envers nous et le Royaume. La sentence est… »
« Pourquoi? »

Son regard transperce le mien. Je cligne lentement, sans réagir ni répondre.

« Pourquoi.. Quoi? »
« Me tuer ne t’apportera que la solitude. La solitude dans laquelle tu as toujours été car je n’ai jamais voulu prendre ton parti. Tu as tout imaginé. Tu rêves encore que je puis être ton égal, que je te comprenne. Hélas, non, il n’y a plus rien à faire depuis longtemps, je le sais. Moi aussi j’ai essayé. Mais personne ne peut. Tu as inventé celle que tu voulais que je sois. Ta moitié. La seule personne que tu aimes Alex c’est… »
« Ce n’est pas toi. Ce n’est plus toi. Toi, tu n’es rien. Mais après tout. Tu es la blanche. Tu n’as pas pu tuer toute ton humanité. Le premier pas vers le pouvoir, c’est de se débarrasser de toute pitié. Tu as trop d’affection pour les êtres humains. »
« En me tuant, tu t’avanceras plus encore vers la mort. Le Royaume de Sang ne va pas aimer perdre la seule lueur d’espoir. Ils se révolterons contre toi. Ce qu’ils veulent, c’est la justice. Ce n’est plus qu’une question de temps. »

J’éclate de rire. C’est absurde. Qui est le plus absurde ici, c’est bien elle, évidemment. Un sourire mauvais sur les lèvres, je me penche vers cette pauvre martyr aux cheveux blancs, qui fut autre fois l’être que je chérissais le plus au monde. Plaçant doucement une main sous son visage, levant son menton pour qu’elle me regarde droit dans les yeux, mon sourire empoisonné ne cache même pas le mépris que je ressens pour ses mots. Futile. Inutile.

« L’injustice est la chose la plus puissante au monde. Et pour cela, je suis le meilleur. On m’appelle Monstre, mais se rendent-ils compte que celui qu’ils appellent ainsi est à la base un humain comme eux? C’est ce qui fait des Monstres les pires abominations : leur humanité reniée qui les rend invincible, car ils l’ont reniée. Vois-tu… Je suis comme dieu, ici bas. Et mes sujets sont mes offrandes, mes sacrifices. Quand tu ne seras plus de ce monde, je recommencerais à les éliminer un par un. Je fais ce que je veux, dans ce monde qui est le mien. Ce Monde Infâme et Magnifique. »
« Telle est ta vision du monde? C’est ainsi que tu le rêves? Un monde ou tu baignes dans ta solitude et dans le sang que les autres versent pour ton propre plaisir? Ce n’est pas le paradis que tu m’as promis, autrefois. C’est l’enfer. »
« Tout est relatif, chère sœur… Enfin, chère être inférieure. Mais avoue que pour avoir le pouvoir absolu, je n’aurais pu faire mieux. Si je veux tout avoir, je dois détruire les autres ambitions qui se dressent sur mon chemin. Les rêves,  les familles, tout ce qui fait que les humains gardent cette chose qu’ils célèbrent a chaque bout de phrase… L’espoir. Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir, comme on dit. Mais l’un ne peut vivre sans l’autre. Les détruire tous les deux est facile, même si c’est ce qu’il y a de plus beau et de plus puissant, c’est aussi ce qu’il y a de plus fragile. »
« J’espère que tu ne trouveras jamais ce que tu veux. Et que tu finiras par te noyer dans tout ce sang que tu as fait couler. »
« Tu abandonnes déjà? Tu ne te bats même pas pour changer ton destin? Dernière chance. »

Une épée glisse à ses pieds, et je tire la mienne, la pointe dirigée vers sa gorge. Pourquoi dois-je lui laisser cette chance? Non, elle n’en a aucune, je le sais, pour moi, elle est déjà morte. Mais quelque part, la tuer trop facilement serait complètement aride de plaisir. Et puis. Qu’elle me montre. Qu’elle me montre qu’elle n’est pas celle que j’ai cru. Au fond de moi, je pense que je lui dois bien ça, cette dernière danse, une dernière joute d’adieu. Si elle n’avait pas été si passive pendant si longtemps, si elle ne m’avait pas laissé espérer, peut-être que tout aurait été différent. Mais c’est trop tard, je n’y crois plus. Seulement, Irina a ramassé l’épée, et se dresse maintenant sur ses deux jambes. Sa robe revient à sa blancheur immaculée,  et la salle du trône voit disparaître ses murs de marbre pour laisser place au bleu du ciel sans nuages. Oh, donc, il lui reste quelque volonté, je m’étais peut-être trompé. Ses habits de soleil brillent face à ma cape de nuit et mes autres atours sombres. Le temps s’arrête, puis je m’élance vers elle. Nos fers se croisent, s’entrechoquent,  ils reflètent le soleil et nous sommes éblouis, mais revenons à la charge, longtemps, un combat de dix jour et dix nuits. Le jour, c’est elle qui prend l’avantage tandis que j’ai le dessus la nuit. Nous nous sommes déjà tout dit, désormais, nos cœurs ne communiquent plus que par nos deux lames qui se rencontrent et se repoussent, nous continuons de nous blesser, pendant tout ce temps. Puis arrive la dixième nuit. Nos corps portent avec peine nos épées et il nous faut clore ce combat au plus vite. C’est bien le cas. Je n’en peux plus. Nous n’en pouvons plus de la présence de l’autre. Trop lourde à porter. Le dernier assaut commence. Lent, le temps est lent jusqu’à ce que nous nous rencontrions pour la dernière fois. La dernière fois que je l’enlace, que je me remémore son odeur. La dernière fois. Quelques secondes. Puis Irina finit par tomber dans mes bras, la poitrine en sang. La lame a traversé son cœur. C’est fini.

« Tout à l’heure… Je voulais te dire… »

Je recueille ses dernières paroles. Sa tête tombe peut à peu vers le vide, sa peau blanchit plus encore, et ses yeux se vident de toute lumière.

« Tu seras à jamais seul. Et tu l’as toujours été car tu ne m’a jamais aimé. La seule personne que tu aimes, c’est toi-même. Toi, toi, et encore toi. Qu’importe le nombre de fois que tu tenteras de me réinventer, c’est uniquement le moyen pour toi de nier tout ce que tu es vraiment. Car toi aussi tu es un humain, un de ces être inférieurs, toi aussi, tu as l’espoir en toi. Tout ce que tu fais, c’est t’enfoncer encore plus dans tes illusions et ta démence. Tu vas tomber de haut, un jour. Et ce jour-là, je ne serais plus là. D’ailleurs, c’est déjà arrivé. Et tu as bien vu que tu étais seul. Tu n’en n’as pas marre de cette douleur permanente? Ah, non, laisse moi deviner… Tu ne la sens même plus. C’est là ou tu vis. Ton enfer. »
« J’ai appris à l’aimer. »
« Je sais… »
« C’est l’heure pour toi. »
« Adieu, Alexander. »

Celle que je nommais Irina, la Blanche, est morte, désormais. Eh oui, me voila seul. La Blanche, cette première page se tourne. Je sais maintenant. Je sais qu’Irina est morte. Et je sais que je l’ai tuée, du moins, que c’est moi qui ait voulu sa mort en premier lieu. Car elle n’était pas celle que j’attendais. Car elle m’a trahi. Mon château de marbre se voit reconstruit autour de moi, et le corps de la Blanche disparaît lentement. Seul. Seul, c’est toujours mieux. Seul à pouvoir moduler ce monde comme je l’entends.



Les couloirs me semblent vides. Lentement, je m’avance vers la porte noire, la porte de celle que je n’ai pas vue depuis trop longtemps. Que j’aurais du toujours laisser ouverte. Pour ne pas tomber de haut. Pour ne pas me prendre en pleine face la vérité. La vérité que je ne pouvais pas accepter, celle que je connais désormais et dont je n’ai plus peur. Pourtant, aussi absurde que cela puisse paraître, j’aurais toujours besoin d’elle. J’ouvre les battants sur une chambre sombre,  envahie par les ténèbres, au milieu de laquelle se tient une ombre plus noire encore que la pénombre. Je ne l’avais pas enfermée, je l’avais juste fait taire un moment, trop angoissé par la trahison progressive de la Blanche. Alors qu’elle n’avait de cesse de tenter de me rattraper, de me tirer vers le bon chemin. Je croyais qu’elle voulait ma mort, mais la seule personne qui se mutilait, c’était moi. Oui, je suis un roi tyrannique qui ne pense qu’à lui-même, ne craint rien car il est aveugle à tout danger, je suis un assassin sanguinaire qui ne pense qu’à faire couler le sang de ses rivaux pour ensuite y naviguer.

« Noire… Il est grand temps, tu ne crois pas? »
« Je t’attendais. Si tu es là, c’est que tu as réussi à te retrouver toi-même? »
« Je sais qui je suis désormais. Et je sais qui tu es. Tu es moi. Et je dois te libérer. Toi, ma puissance enfouie et bridée depuis toutes ces années. »
« Cette fois, nous sommes invincibles. Tu es invincible. »
« A partir de maintenant, les autres Royaumes qui se sont dressés contre moi tomberont. Un par un. »