Passer à autre chose
Évolution de Kaede, partie 2
Machinalement, il rajuste sa veste. Tandis qu'il jette de temps à autre des coups d’œil à son portable pour vérifier qu'il n'a pas reçu de message alors que c'est inutile parce qu'il l'aurait entendu, mais il ne le fait que par réflexe, presque nerveusement. Hatori et Kaede restent à ses côtés, inflexibles et tout aussi calmes. Le Lianaja est posé par nature, détendu et détenteur d'un sang-froid si grand qu'il a tout l'air de se comporter comme si tout était normal et allait bien, alors que c'est en réalité loin d'être le cas. Tout comme Kaede, il reste sur ses gardes et fait bien attention à tout ce qui les entoure, rien que pour s'assurer que leur dresseur est bien en sécurité, car vu l'angoisse et l'anxiété qui parcourent l'adolescent et émanent de lui à la manière d'un fumet nauséabond, ce n'est pas sans raison qu'il est ainsi. La Massko a bien compris l'intention de l'éleveur en tous cas, et même si Hatori ne sait pas exactement ce qui est en train de se passer et va arriver, il se doute que ce doit être quelque chose de suffisamment important pour que Kaede et Natsume soient dans des états pareils, l'une veillant sur l'autre comme si il allait s'effondrer d'un instant à l'autre, tandis que le second gardait un sang-froid qui était seulement de temps à temps troublé par de petits tics dus à la nervosité.
Voilà deux heures qu'il a envoyé un message à Nagisa pour lui donner rendez-vous dans un lieu neutre et qu'ils parlent, enfin. Même si Natsume a fui cette altercation autant qu'il l'a pu car ce qui pourrait arriver le terrorisait, il a fini par se sortir de son état léthargique et s'est enfin repris en main pour faire ce qu'il avait à faire, même si c'était dur. Très honnêtement, il était encore incertain de ce qu'il allait dire, mais il se doutait que de toute façon, il n'arriverait jamais vraiment, dans une situation pareille, à prévoir quoi que ce soit, aussi difficile à avouer que ce soit pour lui qui préférerait bien être capable de tout calculer à l'avance. On ne parlait pas honnêtement en sachant déjà ce qu'on va dire, après tout, ce serait d'une stupidité sans nom que de croire ça et il a au moins la dignité d'en avoir conscience, mais il ne peut pas s'empêcher de se demander si tout ne serait pas plus simple, dans le cas où il serait capable d'exprimer ses pensées et émotions sans que ce ne soit un bordel innommable. Qui pouvait le faire, en un sens ? Mais là n'était pas l'importance aujourd'hui, pas du tout
Nagisa est sa sœur. Même si sa fierté blessée lui fait dire que leur lien n'est plus biologique, il ne peut toutefois pas nier éternellement que malgré toute sa volonté de la détester pleinement, il n'y parvient pas. Il aimerait tellement, des fois, mais il s'est vite rendu compte qu'il est bien capable de haïr quelqu'un ; il ne voyait par exemple son père et Leon que comme des personnes méprisables, rien de plus. Il avait cru connaître la haine, mais il n'avait en fait vu qu'une onzième de ce que cela pouvait être. Et il aurait tant aimé haïr Nagisa pour sa trahison, mais il n'avait qu'un cœur et un esprit blessés en réalité. De la hargne, ça, oui, il en avait à revendre, et nul doute que la dose de colère qu'il avait gardé en lui était quelque peu malsaine, à bien y penser. Il avait haï le monde ; ses injustices, ses stupidités illogiques et ses nombreuses infamies. Mais pas Nagisa, ou même son père. Il en voulait au monde de ne pas avoir permis à sa mère de vivre, de l'avoir laissé devenir si malheureuse qu'elle en était venue à se suicider indirectement, mais pas à quelqu'un en particulier. Oh bien sûr, il méprise son géniteur au plus haut point, mais rien de semblable à un sentiment aussi fort et puissant que la haine. Alors il peut dire tout ce qu'il veut, protester autant qu'il le souhaite et nier aussi fortement qu'il en est capable, mais la vérité est qu'il ne ressent envers Nagisa qu'un amer sentiment de trahison et de déception qui prend le pas sur tout le reste, même l'affection qu'elle avait gagné durant son enfance à se monter si gentille et aimante avec lui. Un simple coup d’œil vers elle suffit ; il n'a que de l'incompréhension et de la rancune, mais rien de pire que ça.
Elle est enfin arrivée, et c'est en silence qu'elle s'avance, et le mutisme qui s'est imposé entre eux est tellement intense que Natsume ne peut pas s'empêcher d'être mal à l'aise. Kaede et Hatori observent la nouvelle arrivant d'un air méfiant, mais la Massko ajoute à cela un regard lourd de reproches qu'il serait inutile de tenter de diminuer étant donné la rancune qu'elle a envers l'aînée des Shimomuras, et ce même en sachant que c'était grâce à elle qu'elle s'était retrouvée avec le lapin comme dresseur. Lapin qui n'ose rien dire d'ailleurs, cherchant les mots et ne les trouvant pas, mais se demandant par ailleurs si il a vraiment envie de parler. Le silence qu'il ne ressent pas le besoin de briser est là pour appuyer sa théorie, mais il sait aussi qu'il faudra pourtant bien le faire, même si il n'en meure vraiment pas d'envie.
« Tu voulais me voir ? »Au moins, elle a le talent qu'il n'a pas pour commencer une conversation, c'est déjà ça. Il hocha de la tête, en faisant de son mieux pour contrôler sa nervosité en sa présence. Tant de questions se bousculent dans sa tête, variées et multiples, mais c'est comme si tout ce qu'il désirait dire se bloquait dans sa gorge, et il finit par pousser un long soupir, agacé par son propre comportement.
« Depuis combien de temps est-ce que tu l'avais, ce journal... ?
- Quelques jours après la mort de maman. Kazuo était tellement soul que j'ai dû m'occuper de ses affaires, et je l'ai gardé avec quelques autres trucs, avant de les cacher chez une amie. Elle a été suffisamment gentille pour accepter que je les dissimule chez elle.
- Dissimule... ?
- J'avais besoin de les conserver loin des regards ; peu de temps après, nos grands-parents maternels sont venus réclamer ses affaires, alors... »La nouvelle le fit froncer les sourcils. Il n'avait jamais vu ses grands-parents, et même si après la lecture du journal de sa mère il avait enfin compris pourquoi, il était tout de même curieux de savoir pourquoi ils ne s'étaient pas manifesté pour les voir, eux. Que ce soit parce qu'ils n'étaient pas intéressés par leurs petits-enfants l'aurait surpris et attristé, mais ça n'aurait pas été la première fois pour Natsume qu'il apprenait qu'il n'était pas apprécié ou que sa présence n'était pas voulue, alors ça ne l'aurait pas tant marqué que ça.
« Je n'ai jamais entendu parler d'eux, pourtant...
- J'ai préféré éviter de les contacter. C'était trop... À ce moment-là, je n'avais pas envie de déprimer encore plus en pensant davantage à maman. » Il se contenta de hocher simplement de la tête, ne voyant pas l'intérêt de s'exprimer davantage. Lui se fichait des liens familiaux, mais autant dire que là, sa curiosité était piquée. Il mit cette information dans un coin de sa tête avant de continuer son interrogation.
« Pourquoi maintenant ? »Les sourcils froncés et les mains dans les poches, il observe sa sœur avec un regard froid et critique, détaillant son visage à la recherche de la moindre parcelle de réponse. Il maudit cette facilité qu'elle a à cacher ce qu'elle pense, et qu'il a pourtant de son côté toujours échoué à avoir. Ce n'était pas faute d'avoir essayé pourtant, mais il semblait qu'il était condamné à être éternellement un livre ouvert. 'Semblait', hein, parce que Natsume était un lapin têtu qui était bien décidé à perfectionner sa poker face, mais là est une toute autre histoire. Nagisa prit quelques secondes avant de finalement répondre.
« Parce qu'il t'a fallu près de trois ans pour devenir assez fort afin d'encaisser le choc. Si je te l'avais dit peu après la mort de maman ou quand Kazuo nous hurlait dessus... Crois-tu vraiment que tu l'aurais supporté ? Et puis maintenant, tu n'es plus seul, à ce que je sache, alors je savais qu'il y aurait toujours quelqu'un pour te rattraper. »Pas de réaction immédiate sur le moment. Natsume garda sa froideur, et répondit presque immédiatement, d'un ton sec.
« Je n'aurais jamais été seul si tu ne m'avais pas abandonné. Dois-je te le rappeler, ou tu l'avais légèrement 'oublié' ? »L'aînée grimaça et détourna les yeux, soudainement honteuse. La fière et imposante Nagisa qu'il connaissait paraissait cette fois être une adolescente prise en flagrant délit de bêtise par un parent. Ce n'est pas ça qui va briser le calme de Natsume et sa détermination, néanmoins.
« Je sais. Je ne te demanderai pas ton pardon sur ça de toute façon, je suis bien placée pour savoir que je ne l'aurai pas.
- Non, tu ne l'auras pas. »L'un des pires défauts de Natsume est sans doute sa capacité à garder sa rancune. Si il ne s'embête pas avec des petites embrouilles ou des bêtises, et que des excuses sincères ont souvent le pouvoir d'effacer toute la colère qu'il peut avoir, il y a certains cas où il refuse de pardonner, aussi puéril et stupide que ce soit. Nagisa fait partie de ces cas, et l'éleveur n'en démordra sûrement pas facilement.
« … Elle était comment, tante Misaki ? »Pour la première fois depuis longtemps, Natsume vit sur le visage de sa sœur un sourire doux et lumineux, car la simple évocation de son nom suffisait à lui redonner le sourire. Bon, c'était un sourire un peu teinté de tristesse, soit, mais c'était déjà mieux que rien. L'adolescent ne connaissait d'elle que les écrits de sa mère qui, si ils lui avaient permis de se faire une idée de la personnalité de ladite tante, n'étaient pas suffisant. On ne jugeait pas quelqu'un comme ça après tout, et des mots étaient bien maigres pour décrire une vie. Il aurait été stupide de sa part que croire que cela aurait été suffisant, et le rôle important qu'elle avait joué envers Nagisa et sa mère avait suffi à attiser sa curiosité.
« Gentille. Forte, aussi, et incroyablement résistante. Tous les malheurs du monde pouvait lui tomber sur le nez, mais elle les chassait comme si il ne s'agissait que de moucherons. Je l'ai toujours admiré, au fond, peut-être plus que maman.
- Tu ne lui as toujours pas pardonné, hein … ?
- Non. Mais tu comprendras le sentiment, vu ta rancune envers moi. »Oui, il comprenait. Malheureusement pour lui, il savait plus que bien à quel point cette plaie qu'était la rancune était tenace et bien trop puissante pour qu'en tant que simple adolescent, il puisse s'en défaire aussi facilement que ça. Il voudrait bien la laisser tomber pourtant, même si sa fierté beuglait et se rebiffait à cette idée, mais c'est impossible pour l'instant. On pourrait penser que c'est juste une excuse, mais non. Natsume reste silencieux et se contente de baisser les yeux, puis soupire. Il ne s'attendait pas à grand chose de cette rencontre. Des réponses, il se rend compte qu'il n'en aura jamais de complètes venant de Nagisa, et il y a bien trop de non-dits pour qu'il se sente à l'aise. Il est fatigué, en somme, car même si la douleur dans sa poitrine s'est atténuée, il a l'impression de tourner en rond, mais il sait que c'est faux.
Nagisa tente de s'approcher, et il jette un regard bref mais suffisant à Kaede qui comprend immédiatement et hoche de la tête. Presque instantanément, la Massko se retrouve devant la jeune femme, ses lames brillantes et menaçantes, ses yeux noirs plus menaçants que jamais. Nagisa n'étant pas effrayée pour un sou, elle fit un pas vers l'avant, décidée à se rapprocher de son frère malgré l'avertissement muet dans le regard de Kaede. Les grognements de la femelle s'intensifient et elle passe un de ses bras sur les côtés, pour garder Natsume derrière elle. Celui-ci ne dit rien, et se contente d'observer l'échange en silence, intrigué.
L'éleveur dirait que le fait qu'elle choisisse ce moment-là pour évoluer était presque prévisible.
Tout va vite, très vite. Rapidement, le corps de la Massko double de volume et chacun de ses muscles se fait plus puissant, et Natsume ne peut s'empêcher d'admirer la redoutable Jungko qui se tient devant lui et nargue Nagisa du regard. L'adulte se contente d'un gloussement amer et moqueur et d'un rictus las. Ce ne sont pas les menaces qui la feront flancher, aussi tranchantes que soient les lames de Kaede.
« Qu'elle évolue pour te garder loin de moi alors que je suis celle qui te l'a confié pour qu'elle te défende... C'est d'une ironie...
- Elle fait bien son travail. » L'insinuation est claire. La réponse est venue toute seule, sans qu'il eut même le besoin de la forcer à sortir. Son ton sec et froid ne l'étonne même pas, et c'est sans honte qu'il fixe sa sœur avec un air neutre qui pourrait presque être confondu avec du mépris. C'en est sûrement, au fond, mais lui-même a conscience de la puérilité et la stupidité de son comportement, alors il ne se l'avouerait pas facilement, loin de là. Nagisa soupira lourdement, attristée mais pas surprise.
« Je vais rentrer ; de toute évidence, ma présence ici est inutile, dorénavant. Mais si jamais tu voulais me revoir... Sache que tu aurais tes chances à Amanil. »Le lapin se contente d'un silence presque méprisant, que sa sœur a vite fait de comprendre étant donné que juste après avoir dit cela, elle se retourna et se mit à marcher plus loin, jusqu'à finir par disparaître de son champ de vision ; Natsume ne tente pas de l'arrêter. Il la regarde s'effacer et soupire à son tour. Une fois qu'elle a fini par disparaître, il regarde alors Kaede, et celle-ci resserre sa prise autour de lui. L'éleveur sourit tristement, et caressa doucement la Jungko pour que celle-ci se détende.
« On rentre, Kae. Tu veux bien qu'on fasse un tour, avant ? »Elle hocha de la tête avant de le suivre, non sans jeter un regard en arrière, avec comme l'impression certaine qu'ils la reverraient un jour. Mais au moins maintenant, ils pouvaient tourner la page sur ce début de mois catastrophique et enfin avancer.