Il lui avait fallu s’armer de patience comme jamais, ce coup-ci. Néanmoins, arriver là où elle se trouve actuellement, c’est juste le fruit d’un trajet semé d’embuches, par lequel Julianne a maintes fois failli rebrousser chemin. Malgré ses hésitations, l’ingénieure avait refusé de laisser les recherches en plan, car elle les juge nécessaire, aujourd’hui plus que jamais. Et ce n’est pas uniquement pour sa poire. Sans l’intervention de cet homme masqué, Silver Spirit, elle serait probablement morte il y a un peu plus d’un an. Oui, une année entière, c’est ce qui lui avait fallu pour achever d’aller sur ses traces, et finalement découvrir son sauveur, même si ce n’est pas sous son meilleur jour. Et il est aussi le sauveur de Makoto, par extension. Sans ce déclic, cette adorable petite fille de 7 mois à peine n’aurait jamais vu le jour.

Donc, pendant ces longues semaines, en parallèle avec ses occupations de Régimeuse, ainsi que le départ de sa nouvelle vie avec Mako-chan, Julianne était partie clandestinement à la recherche de Silver Spirit. Malgré son désir de ne pas faire d’amalgame, la Générale avait rapidement soupçonné l’affiliation de cet homme à la Resistance, d’où le secret dans lequel elle avait agi. Il lui avait fallu trouver quelqu’un de neutre, prête à accepter une belle somme pour son silence (mouais), et pour la guider vers un réseau qui lui permettrait de localiser le monsieur au masque. Nimue avait fait un travail discret et sans bavures de son côté, qui avait grandement facilité à la tâche à Julianne. Si bien qu’elle avait remis un bonus d’argent à l’informatrice au final, histoire de ne plus avoir à faire avec elle par la suite. Le reste du temps, il lui fallu passer de réseaux en réseaux, le plus furtivement possible, avec pour seule information un nom et un costume, d’où le temps qui lui avait fallu pour trouver le fameux Spirit.

A vrai dire, l’homme qu’elle cherchait n’avait plus du tout le lustre qu’elle lui avait connu il y a un an, lorsqu’il avait risqué sa vie pour celle d’une femme qui est certainement une des pires ennemies de son camp. Le pauvre homme masqué était étalé sur le banc d’un parc baguinois complètement désert. Il était pâle malgré la chaleur estivale de l’île tropicale, et clairement amoindri. Son masque camouflait bien heureusement sa figure, comme de larges lunettes et un accoutrement aux dominantes sombres dissimulait le visage et le corps de l’ingénieure.

Apitoyée et hésitante, la générale se baissa vers l’homme avachi, ne doutant cependant pas une seconde de son identité, et rassurée de l’entendre respirer normalement, quoiqu’un peu rauque. Un sentiment d’empathie spontané l’envahit, quand elle se rendit compte que c’est ainsi qu’elle aurait pu finir, elle aussi. Dans un moment pareil, elle aurait aimé avoir quelqu’un pour lui tendre la main, bien que ce soit très hautain d’appliquer ses propres pensées à l’esprit de Silver Spirit. Elle tendit une main puis se retint d’avancer plus un instant, ne voulant pas paraître intrusive. A ses côtés, Albator, le doux Reptincel, observait la scène avec l’inquiétude se lisant dans son regard. En bonne sentinelle, la salamandre accompagnait la fidèle Neitram dans la surveillance de la zone. Resistants comme Régimeux, chaque camp pourrait s’avérer compromettant pour la jeune femme s’ils la trouvaient ici, en ce moment. Julianne prit une profonde inspiration, et s’éclaircit la gorge conformément à sa manie avant de parler d’une voix censée tirer l’homme capé de sa torpeur.

« … Monsieur Silver Spirit, c’est bien vous? Vous m’entendez? » Elle ne reçu pas de réponse immédiate, et osa secouer doucement l’épaule de l’homme masqué. « Vous êtes dans un bien piteux état… Laissez-moi vous aider. »

Même si ça ne remboursera jamais la dette que j’ai envers vous. Que NOUS avons envers vous.

Julianne avait hésité à emmener Mako-chan, mais s’était bien vite enlevée cette idée stupide de la tête. Parfois, elle devait se forcer à faire appel à sa raison pour ne pas mettre sa fille en danger. Elle soupira profondément pour se rassurer que Makoto était à la maison avec son baby-sitter, et en sécurité. Tout irait bien pour elle. Mais, de son côté, elle s’était promise de ne prendre aucun risque inutile… Pourvu que tout ne dérape pas maintenant qu’elle était si proche d’exprimer sa gratitude à la personne qui avait déclenché le plus gros tournant de sa vie.

L’homme masqué émergea péniblement, et Julianne aperçut très furtivement l’éclat d’une pupille améthyste derrière le masque. Gardant une distance rassurante, l’ingénieure attendit patiemment que son vis-à-vis recouvre ses esprits. Elle a bien attendu des mois, elle peut bien tolérer qu’il se reprenne en quelques heures. Et elle ne le lâchera pas tant qu’elle ne jugera pas lui avoir fait comprendre à quel point elle lui est reconnaissante. Le capé se redressa sur son séant, pour l’observer à travers son masque. Julianne eut un sourire en coin, un peu apitoyée mais aussi touchée par cet homme se forçant à paraître en contrôle, alors qu’il mériterait de bonnes heures de repos pour cuver son alcool. C’est tout à son honneur, mais bon, à force de s’assurer que tout va bien, il va se faire du mal. Tomber de haut, vu son état, ça a du déjà arriver, mais le plus difficile, c’est de remonter la pente, une fois la chute terminée. Et surtout, vouloir le faire et s'occuper de soi à nouveau.

Respectueuse, elle laissa Silver Spirit poser ses propres questions. Évidemment, il veut savoir à qui il a affaire, surtout dans sa position qui pouvait s’avérer fâcheuse. Il demeurait cependant calme, impassible malgré le fait qu’il soit en pleine cuite (le masque ça aide, aussi). Julianne hocha la tête derrière ses lunettes teintées et son col, comprenant les questionnements auquel elle s’attendait. D’un geste lent, et comme preuve de sa bonne foi, elle retira ses lunettes de soleil pour dévoiler un visage, un œil invalide, notamment, qui pourra peut-être raviver des souvenirs dans l’esprit du Résistant.

« Ne vous en faites pas, je ne vous veut aucun mal, monsieur, au contraire. Je suis juste là pour discuter, si vous êtes prêt à entendre ce que j'ai à vous dire. Vous pouvez m’appeler Julianne. »

Elle fit signe à son interlocuteur qu’il n’était pas obligé de se dévoiler à son tour pour cet échange. Celui-ci tenta de se lever, et Julianne se redressa par réflexe pour l’aider lorsqu’elle le vit tituber, mais l’homme se rassit, toujours avec ce même calme semblant pourtant cacher bien des choses. Nouveau sourire empathique, cette fois-ci visible, de l’ingénieure. Invitée dans un bureau au mobilier invisible, elle observa un instant autour d’elle, avant de reporter son attention sur le capé.

« Hm… Merci pour votre acceuil, donc, j’imagine. Et, euh, tenez. J’ai de l’eau, si vous voulez. » Elle lui tendit la bouteille, dans laquelle elle bu la première, histoire de faire comprendre qu’elle n’avait pas empoisonné son contenu. « Je ne sais pas trop par où commencer. Je vous avoue que je ne m’attendais pas à vous trouver dans un tel état… Mais sur cette île, une vie se retourne si facilement, il suffit de quelques mois. »

Son regard s’égara un peu, et un sourire naquit sur ses lèvres en repensant à Makoto.

« Hm.. Bon. Bref, par où commencer… Vous vous souvenez probablement des évènements du 10 juillet 2015, à Amanil. Je ne sais pas si mon visage vous rappelle quelque chose? »

Fit-elle en dégageant son col, dévoilant son faciès à son interlocuteur, sans peur, malgré l’appréhension visible du Réptincel posté à quelques mètres de son dos. Elle lui fit signe de ne pas craindre pour elle. Honnêtement, même si Silver Spirit s’avérait avoir changé du tout au tout en un an, et être devenu un tueur sanguinaire, Julianne continuerait à avoir une foi aveugle en son sauveur.

Elle ne lui tint aucunement rigueur du fait qu’il ne put la reconnaître. Silver Spirit a du croiser bien des gens les jours où il s’est trouvé sur les champs de bataille. Elle ne peut décemment pas lui en vouloir de ne pas retenir chaque visage. Mais les personnes qu’il a pu aider, ou sauver, elles, ne l’oublieront jamais. Probablement que toutes n’avaient pas l’occasion de le remercier. De nouveau debout, l’homme capé lui proposa de marcher avant de passer à leur discussion plus sérieuse. D’un signe de tête, Julianne accepta, et fit signe à Enkidudu et à Albator de les suivre, sans pour autant rester trop près, histoire que le sauveur masqué ne se sente pas menacé. De toute manière, ce n’est ni la salamandre écarlate, ni l’étrange extraterrestre de type psy qui ne voudront porter atteinte à la vie d’un être vivant.

« Allons-y, alors. »

Fit-elle, tout en invitant son interlocuteur à lui emboiter le pas, et également pour annoncer le début de son « histoire ». Quand  ça aura commencé, ce récit allait sonner et paraître un peu dramatique, et elle n’a aucunement l’habitude de faire un tel cas de sa personne en temps normal. Aussi, en sortant son portefeuille de sous sa veste, et en récupérant un cliché imprimé sur un support rigide, elle allait également commencer son récit à la fin. La photo représentait la toute jeune Makoto, entourée de sa mère, de son parrain, et aussi son grand père qui avait réussi à s’incruster sur le bord de l’objectif, histoire de faire des oreilles de lapin à Aloïs.

« Hm, alors, je voulais au moins vous montrer ma petite fille, Makoto. Pardon, euhm… je commence par la fin, et ça va vous sembler très mélodramatique, tout ça… » Un peu honteuse, et soudain pudique, elle cacha rapidement la photo après que la capé l’ait entrevue. « J’ai appris son existence.. euh, bah, en moi, vous voyez... le 12 juillet de l’année dernière. Quelques jours après que vous nous ayez sauvé la vie, à mon… » Elle ne pouvait pas dire « subordonné », ici, par soucis de ne pas risquer de se trahir. « Mon ami. Mais aussi à ma petite fille sans le savoir, en me sauvant moi-même. »

Rien de bien incroyable pour le moment. Julianne grimaça. Certainement qu’elle l’ennuyait déjà, avec ses histoires de maman gagate. C’est là qu’elle allait en venir au vif du sujet, pourtant.

« Enfin, si vous ne m’aviez pas sauvé ce jour-là, Makoto n’aurait jamais vu le jour. Et même si je m’en étais sortie.. » Coupable, elle retroussa les lèvres. « Je n’aurais probablement pas eu le courage de la mettre au monde ou de l’élever. Que vous me sauviez spontanément, sans savoir qui je suis, m’a rendue vivante alors que je ne voulais plus vraiment... bah, vivre. Et le fait de devoir devenir mère grâce à ce sauvetage a changé ma vie du tout au tout. »

Ses mots commençaient à poser lourd, à devenir  certainement barbants et mélodramatiques à souhait. Julianne décida de s’arrêter là.

« Je ne peux pas tout vous raconter, et j’oserais pas plus développer de peur de vous emmerder avec ma vie, mais sachez que le fait que vous soyez là a changé ma vie. Je n’ai rien à vous offrir, mais, merci infiniment pour ça. »

Ce n’est pas son genre de tomber dans la dramatisation, d’habitude. Pas qu’il s’agissait là d’en faire des tonnes sur sa vie, bien sûr. Son intention initiale était simplement d’être sincère avec son sauveur, et de lui dire les choses telles qu’elle les ressentait depuis l’année dernière. Oh bien sur, de tels mots seront certainement embarrassants, encombrants pour l’homme masqué qui ne s’y attendait peut-être pas. Et d’ailleurs, Silver Spirit resta un moment silencieux, digérant les mots prononcés par l’ingénieure à l’imperméable sombre. On ne rencontre pas ce genre de révélation tous les jours… Et Julianne a tout le temps du monde devant elle.

Un silence passa dans le ciel obscur, témoins de cette rencontre et de ces déclarations. Cela jusqu’à ce que le capé se décide à reprendre la parole. Cela lui sembla éprouvant, comme s’il retenait ses larmes. Dans son état, avec l’alcool, ça ne serait que naturel. Julianne ne le dérangea pas dans son recueillement, et se contenta de sourire avec douceur lorsqu’elle entendit l’homme la remercier. A nouveau, il se sentit accablé par l’alcool et se rassit.

« …Tout va bien? »

Visiblement, non, question stupide, Julianne…

En effet, Silver Spirit n’est plus le même. Du moins, physiquement, il n’a plus le lustre, le côté scintillant du sauveur qui avait tant aidé mère et fille. Pourtant, quelque chose subsiste, cette gentillesse de ton, le contrôle presque gracieux qu’il exerce sur ses pas et ses gestes, bien que ce soit amoindri. Julianne n’a pas connu Silver Spirit personnellement, elle ne peut donc juger des changement plus psychiques du personnage.

« Vous en faites pas. J’vous ai reconnu, c’est bien que vous êtes encore le même, au fond, non? » Elle marqua une pause, et se lança a poser la question qui lui brûlait les lèvres. « …Que s’est-il passé? »

Elle se permit de s’asseoir à ses côtés, conservant une marge d’espace personnel, autant pour son confort que le sien. L’air concernée, elle se sentait prête à entendre le récit de l’homme masqué.

Si l’ingénieure avait initialement prévu de simplement venir remercier son sauveur, elle se connaît assez pour savoir que dès le moment où elle le trouva allongé sur ce banc, elle ne résisterait pas à l’appel de la pitié et de la compassion. Ce n’est probablement pas les « bons » sentiments à ressentir face à cet inconnu, qui plus est probablement un Résistant, et si Julianne laisse ici son empathie parler, elle s’en va glisser sur une pente dangereuse. Néanmoins, elle a bien assez fait les frais de ses tentatives de demeurer insensible à toute sollicitation d’émotions extérieures. Elle n’ose même plus penser à combien de vie cet aveuglement, cet égoïsme volontaire a pu mettre en péril. Qu’on appelle cela de l’hypocrisie ou non, ou de la lâcheté, un refus d’assumer délibérément ses propres erreurs, Julianne ne se retournerait pas vers le passé et a décidé de vivre vers le présent et le futur, avec la nouvelle personne qu’elle continue de devenir. Aujourd’hui, elle a envie d’aider son sauveur à son tour, qui se trouve aux abois. Depuis combien de temps ne s’est-il pas reposé dans un lit, accepté de dormir tout son soûl au mépris de ce que pensera le monde extérieur, de se ressourcer sous une douche chaude?

Tout cela à cause d’une séparation amoureuse, qui était intervenue dans un moment de doutes existentiels. L’homme capé avait pesé le pour et le contre de ce qu’avait été sa vie jusqu’à ce jour, puis commença à être hanté par l’idée que son existence était vaine. Julianne n’aurait probablement pas compris, il y a un an de cela. Elle n’aurait pas su le bien-être que procure la sensation d’être important, signifiant pour quelqu’un qu’on aime, et qui nous aime en retour. Elle ne sait ce que sont ces émotions conjugués aux sentiments amoureux qu’elle n’a encore jamais connus, mais nul ne vit l’amour de la même façon qu’un autre. Ce n’est pas un orgueil brisé qui parle ici, et qui se fait la réalisation que de toute manière, personne n’est indispensable et qu’une vie est tout à fait insignifiante dans les rouages de l’univers. C’est le désespoir de quelqu’un qui ne sait comment repartir sur ses deux jambes, marcher de nouveau après moult expérience l’ayant usé, et la peur de s’essayer à avancer de nouveau, au détour du tiers de sa courte vie d’humain.

« Je- Je vois… Mais il ne faut pas vous laisser aller, c’est pas trop tard. Vous avez la chance d’être en vie. » Elle prononça la suite à voix plus basse, d’un air coupable. « … C’est déjà beaucoup, par les temps qui courent, sur Enola. »

Car malgré tout, elle contribue indirectement à cette destructions de vies, de familles rien qu’en faisant partie du Régime. Elle a conscience que ce n’est pas sa seule personne qui pourra changer les choses, et qu'elle pourrait aussi facilement se déculpabiliser en se disant qu'elle n'est qu'un rouage, une exécutante. Mais, non, elle avait décidé que les choses ne seraient pas si faciles. En revanche, si elle pouvait rassembler tous ceux qui étaient dans les mêmes idées qu’elles, et continuer de ralentir sans se faire trop remarquer les choses, alors, peut-être pourraient-ils faire la différence un jour. Mais cela ne sert de rien de se brûler les doigts, même si cela veut dire détourner partiellement le regard de ce qui se passe à l’extérieur. En effet, Julianne a l’immense chance d’avoir sa petite fille chez elle, devenue un véritable nouveau souffle de vie, le motif de son combat.

« En effet, et je ferais tout ce que je peux pour que ce monde devienne moins hostile, pour le moment où elle sera grande. » Son regard revint sur l’homme masqué. « Vous n’avez rien qui puisse vous donner envie d’aller de l’avant? Vous devez vous pardonner, m’sieur Spirit. Certes, vous avez vos tords, mais tout le monde à les siens. Il y a un peu plus d’un an, je me suis laissée aller de la sorte, au point que j’aurais très bien pu me retrouver morte si vous n’étiez pas arrivé à temps. Parce que... Vous voyez.. j’étais si plongée dans la rumination de mes erreurs, que ma vie ni celle d’autrui –comme celle de… l’ami qui était avec moi... » Elle parlait de Ling-Han. « .. Ces vies n’avaient plus d’importances. On ne peut sauver tout le monde, ni garder tous ceux qu’on veut à ses côtés éternellement. Mais parfois, 'faut savoir lâcher prise les erreurs qui nous pèsent, pour reprendre courage et repartir à neuf. »

Elle remonta son col, gênée par son flot de parole plutôt mélodramatique, mais qui s’emballe pourtant si sincèrement, comme il l’a rarement fait.

« Je... Je suis pas vous, alors, hm, vous pouvez prendre mes mots comme vous l’voudrez… Mais, je sais que vous y parviendrez. Et si je peux vous aider à mon tou-- »

Elle s’interrompit. Non pas qu’elle n’ai pas envie de venir en aide à Silver Spirit, bien au contraire. Mais est-ce vraiment raisonnable au vu de sa place de Générale? Peut-être devrait-elle laisser le capé digérer tout ça avant de l’accabler avec son aide hypothétique, qu’elle n’est pas certaine de pouvoir lui donner jusqu’au bout. Et, probablement en a-t-elle déjà trop dit, et ferait-elle mieux de se taire.

Son interlocuteur avoua, certainement un peu plus lucide que tantôt, qu’effectivement, il se voyait lui-même ressortir la tête de l’eau un jour. Bien entendu, les choses ne sont pas absolues, et Silver Spirit ne remontera pas sur ses pattes du jour au lendemain, elle ne lui a jamais demandé une telle performance. Il lui a fallu elle-même se donner plusieurs mois pour se rendre compte de son etat, et se relever. Mais, encore une fois, elle avait la chance d’être bien entourée. Quoique, elle ne sait pas ce qui est de son interlocuteur. A-t-il une famille, pour sa part? C’est justement le prochain sujet qui s’en vient. Voir Mako, oh, si Baguin n’était pas aussi risqué pour une Régimeuse, peut-être que Julianne aurait envisagé d’emmener sa fille avec elle. Mais, au vu de sa position,  Amanil est paradoxallement l’endroit où son bébé sera la mieux gardée. Non seulement par une baby-sitter, mais également par les soldats chargés de la surveillance de la Générale. Soldats dont elle était parvenue à tromper la vigilance, à ses propres risques et périls. Eh, non, elle n’a pas d’autres choix que de les laisser la suivre, sinon, malgré ses demandes. Mais c’est qu’il ne s’agit pas seulement d’assurer sa protection. Il faut aussi être certain que l’ingénieure ne fasse rien de compromettant vis-à-vis de l’armée blanche, comme le fit un certain Gears, il y a plus d’un an et demi. Cela fait quelque temps qu’elle n’est pas allée lui rendre hommage, d’ailleurs, elle devrait y penser prochainement.

« Peut-être un jour, je vous la présenterais… Si les évènements le permettent. Mais pour le moment, disons qu’elle est plus en sécurité chez moi qu’ici. »

Attendrie, elle écouta son vis-à-vis parler de son désir de pouvoir un jour fonder une famille.

« Depuis longtemps avant la naissance de Makoto, c’était aussi mon souhait, je crois. Je n’arrivais juste pas à me l’avouer… Et quand on a l’habitude d’être seule, ça n’aide pas forcément. »

Là, les choses étaient arrivées par accident, ce n’était pas glorieux, malheureusement. Et dieu merci, elle ne conserve aucun souvenir de cette nuit-là. Brrr. Elle en a des frissons de dégoût rien qu’à y penser. Pour le cas de Spirit, la nature est faite de manière à ce qu’avoir un enfant pour un homme est tout de suite plus compliqué. Toujours prise de compassion pour son interlocuteur, Julianne continua d’une voix calme, se voulant réconfortante.

« Quand vous irez mieux, alors, peut-être. »

Un silence s’installa. Et cela força l’ingénieure à repenser à son « idée saugrenue » de tout à l’heure. Méditant ce qu’elle avait pu vouloir dire.. L’aider, oui, mais elle ne pouvait pas être là pour lui tout le temps, pour des raisons évidentes, et ce n’était pas l’idée. Non, c’est juste que le voir, là, dehors et sale… Elle ne sait pas s’il a quelque endroit où résider, où s’il a sciemment quitté son habitation d’origine par désespoir, par abandon de lui-même. Enfin, proposer ne coûtait rien.

« Tout à l’heure, quand je parlais de vous aider, en fait je… Oui, c’est peut-être saugrenu… Je ne peux pas vous offrir un toit, bien entendu… Mais si vous avez besoin de prendre le temps de vous retrouver, tout en vous tenant assez occupé pour ne pas sombrer dans d’autres addictions, j’ai peut-être une idée... Qui vous permettrait de manger un vrai repas et de vous laver, aussi. »

Elle rit brièvement. Ses propres paroles lui semblent totalement absurdes.

« Vous avez raison, maintenant que je le dis à voix haute, ça semble totalement saugrenu, et vous d’vez trouver ça bizarre que je tienne tant à vous aider… Vous auriez pas tord de vous dire que je fais ça aussi pour m’donner bonne conscience, en vous « remboursant » une certaine dette par la même occasion. Mais… oui, même si c’est étrange, je tiens vraiment à vous venir en aide à mon tour et-- »

Le quartier semble soudainement s'agiter, à coup d’interpellations et de bruits de course. D’instinct, la Général remonta le col de sa veste, jamais trop prudente. Probablement n’en est-elle pas la cause, mais Baguin est  malheureusement connue comme une des villes les moins sûres d’Enola avec la capitale. Et en tant que Régimeuse, bien que présente ici clandestinement, elle a des raisons légitimes de se fier à son instinct lui disant de s’éloigner du centre de l’activité, si ce dernier est voué a prendre de l’ampleur. Sur la défensive, le Reptincel de Julianne grogna, se mettant en garde, on ne sait jamais.

« Heum… Je ne sais pas si l’endroit va rester sûr toute la nuit… Mon Neitram peut nous téléporter dans un endroit plus calme et hors de la ville, si vous voulez. »

En fait, elle a une idée plutôt précise en tête, mais autant ne pas gâcher la surprise.

Qui veut des ennuis à rester ici? On n’est jamais trop prudents. Ce n’est pas dit toutefois que l’agitation se propage jusqu’à leur position. De plus, étant parfois de près ou de loin dans la confidence en ce qui concerne les « opérations » de l’armée blanche, Julianne sait qu’ils n’iront pas faire péter Baguin à l’improviste, vu les quelques échecs déjà essuyés depuis le temps. Mais elle a de bonnes raisons de se sentir facilement frileuse vis-à-vis de l’ « animation » soudaine des rues. Des raisons qu’elle l’utilisera pas pour se justifier devant Silver Spirit, de manière à garder une « distance » personnelle. Maintenant qu’elle avait l’aval de son « camarade » de la soirée, Julianne esquissa l’ordre de venir vers eux à son Neitram par un simple mouvement de la tête. Peu rassuré et plutôt nerveux, son Reptincel les rejoint et se colla à sa dresseuse, ses griffes se refermant sur le pan de sa veste sombre. Pour terminer, l’ingénieure fit signe au capé de les rejoindre dans le « périmètre » de la zone qui serait téléportée. Aussitôt que l’homme fut parmi eux, elle intima à Enkidudu de commencer à les teleporter à l’endroit prévu.

Cela dit en passant, Julianne avait été surprise que son ancien sauveur lui donne si vite sa confiance. Elle aurait pu le mener n’importe où, après lui avoir tenu tous ces jolis discours. Ce n’est pas exactement son genre, mais certains ne seraient pas gênés pour profiter d’ une pareille occasion. L’essentiel est que le « voyage » se soit passé sans encombre. Tout le monde était présent à l’arrivée, sur une des crêtes de la vallée bordant Baguin. L’air est plus frais et très agréablement respirable à cette hauteur, de plus, la vue des lumières de la grande ville du Nord, avec la mer à sa suite, est un panorama qui vaut le coup d’être vu. Julianne n’avait pas encore eu l’occasion de l’apercevoir à cette heure.

« Il nous faut marcher un petit quart d’heure avant d’arriver. Il ne vous offrira pas qu’un thé… Mais n’hésitez pas à refuser. Personnellement, je ne tiens jamais un repas entier. »

Elle désigna, à l’opposé du panorama, les quelques lumières visibles au bout du chemin de terre. Le domaine de la ferme de son oncle (enfin, son grand cousin) est assez grand, on s’en aperçoit en le traversant. Puis, s’ils avaient atterri ici, c’est aussi car Julianne avait voulu montrer la vue à Silver Spirit. Un peu romanesque, tout ça.

Ils escaladèrent le chemin rapidement, suivis d’Enkidudu, toujours calme, et précédés d’Albator, redevenu jovial a l’idée de revoir le fermier qu’il semble apprécier.

« Hm… Ne vous en faites pas, d’ailleurs. Vous n’aurez pas à retirer votre masque. Il ne vous posera pas de questions… Disons qu’il en a vu d’autres. »

Niveau discrétion et neutralité, c’est probablement un des endroits les plus sûrs de l’île. Aucun soupçon ne pèse sur cette ferme paisible, qui abritera bientôt deux tous jeunes bébés dans sa petite famille. Les voici arrivés sur le pallier, et Julianne frappa quelques coups à la porte. Après une petite minute, le maître des lieux, toujours aussi imposant, ouvrit la porte et jaugea les deux arrivants d’un regard neutre. Il reconnu sa « nièce » sans mal, et ne posa pas de questions sur l’accoutrement de son accompagnateur.

« Salut, Soltan. Tu aurais un peu de thé pour nous? »
« Entrez. »

Julianne entra la première et fit signe à Silver Spirit de faire de même, l’invitant sur un canapé du salon, pendant qu’elle retirait ses lunettes et sa veste, pour aller s’installer dans un fauteuil adjacent.

Mais qu’est-ce que j’suis en train de faire? Question qu’elle s’est déjà de trop nombreuse fois posée ce soir, sans en trouver la réponse. L’ingénieure a souvent témoigné une certaine indifférence face au monde qui l’entoure, tout en sachant pertinemment qu’elle est bien incapable de laisser un être vivant trimer sous ses yeux. Cela semblera très égoïste et paradoxal, mais c’est en sachant cela que Julianne a si longtemps tourné le dos aux conséquences de ses actions. Elle savait que si elle osait se retourner, tout son monde et les certitudes servant à se protéger seraient renversés. Maintenant qu’elle est ici, en train de tendre la main à son sauveur qui pourrait bien s’avérer devenir son ennemi un jour, que peut-elle faire de plus? Probablement que j’aurais dû ne rien faire du tout. Se dit-elle, en observant l’air confus et fatigué de son camarade ayant découvert son visage à l’occasion d’entrer dans la demeure, malgré ce qu’elle lui avait dit, le poussant à garder son visage secret. Julianne n’est pas physionomiste, ni attachée à l’apparence, néanmoins, elle prit un temps pour détailler les traits de son sauveur. S’il lui avait paru peu en forme avec son masque déjà, les rides se formant au-dessus de son nez et ses cernes confirment plus que jamais cette impression. Son regard rivé sur le sol, l’homme aux cheveux d’argent à qui Julianne ne saurait plus donner d’âge se confortait dans le silence. J’en ai trop fait, je crois. Il doit se demander ce qu’il fout ici. Mais, elle « doit » bien ça à Makoto. Et surtout à sa conscience alourdie par beaucoup de morts, dont celle d’un homme qui aurait certainement pu aider à changer l’ordre des choses sur Enola.

Pendant que l’eau chauffe dans la cuisine, et que Soltan se déplace sans bruit comme à son habitude, le silence devient un peu plus pesant sur les épaules de l’ingénieure. Pas vraiment aux commandes de la situation, le silence du capé comme moteur supplémentaire à l’alourdissement de l’ambiance général, Julianne commence à ruminer tout ce qui lui passe par la tête. Et si l’autre regrette à présent de l’avoir suivie? Ce serait possible, même si elle a tout fait pour le convaincre de sa bonne foi, elle peut comprendre le malaise du capé maintenant que tout est plus « concret ». Tous deux tasse en main, Julianne et son « invité » n’osèrent piper mot pendant un bon moment. Et ce n’est pas son « oncle » qui saurait les aider avec ça. Le dialogue et lui, ça fait quinze. Et pourtant..

« ..Sucre? »

Le ton pourtant calme de Soltan fit sursauter l’ingénieure, et la tira de sa torpeur. Elle répondit avec quelques secondes de décalage, avec virulence :

« Hein, quoi?! »
« Est-ce que vous voulez du sucre dans votre thé? »

Répondit le fermier au sorti d’un soupir, d’une voix un peu plus ferme, en s’adressant aux deux taciturnes à l’abri sur leurs canapés, et plus tôt dans leur silence. Julianne retroussa les lèvres d’un air embarrassé et tendit sa tasse en hochant la tête frénétiquement.

« Et-Et vous, M’sieur S-.. Euh, Msieur Machin? » Fit-elle en récupérant le sucrier, laissant le maître des lieux reprendre congé. Tandis qu’elle attendait la réponse de son confrère, elle décida de mettre en mot ce qui lui pèse sur la conscience. « Euhm... J’en ai trop fait, c’est ça? Désolée si j’vous ai forcé à venir ici… Ça va sans dire que vous pouvez aussi partir immédiatement… Enfin, j’dis ça, car vous n’avez pas l’air à l’aise. Vous pouvez aussi bien oublier cette histoire… Et.. euh.. j’en ferais de même, si vous n’avez pas confiance et puis… »
« Moi, je m’en fous si vous avez tué 50 personnes, j’peux vous garder tant que vous nourrissez les vaches et que vous nettoyez l’étable de 4h du matin à 18h le soir. »
« Eeeuh… ! Attends, c’est-- »
« Ah, et bien entendu, si vous posez des soucis à ma famille, je vous mets dehors. »

Silence pensant, de nouveau. Julianne se massa l’arrête du nez et soupira en s’empourprant. Cette fois, c’est certain, le capé va détaler comme un lapin.

« Soltan, tu pouvais pas attendre que j’finisse de tenter d’le mettre à l’aise?! »
« Bah, quoi? J’ai besoin de main d’œuvre, maintenant que Riku vient moins, et que Shizu est à la maternité… »
« … Désolée pour ça... »

Il n’y a pas à dire, le fermier répond totalement au cliché du rustre brute de décoffrage sans détour qu’on a tendance à se faire. Au moins, là, on ne peut pas lui reprocher son naturel et sa spontanéité.