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| Sujet: [Fanfic] La Dernière danse Mar 3 Déc 2013 - 18:39 | |
| Une petite fic que j'avais effectuée pour un concours sur le forum de Pokébip, portant sur le thème de l'opéra, et qui m'avait fait remporter la première place. J'espère que vous l'apprécierez o/ I. L'amour est un oiseau rebelle- Spoiler:
L'homme réprima difficilement un bâillement alors que devant lui, sur la scène éclairée, de nombreux personnages s'activaient. Il les trouvait ridicules. Ridicules étaient leurs costumes, aux couleurs beaucoup trop vives pour ce qu'ils étaient censés jouer. Ridicule était leur maquillage grossièrement appliqué et exagéré afin que tous les spectateurs, même ceux du poulailler, puissent discerner ces émotions factices et mal travaillées. Le jeu d'acteur était tout simplement banal, voire bancal. La musique seule semblait correcte, mais elle était complètement gâchée par leurs voix qui, au lieu de dispenser une puissance envoûtante et frémissante, au lieu de le faire voyager, ne lui paraissaient qu'être des beuglements dépourvus de la moindre harmonie. C'était bien simple : il avait l'impression de voir à l'œuvre des automates idiots qui n'avaient absolument aucune idée de ce qu'ils faisaient, si ce n'était obéir bêtement aux ordres et suivre sans réfléchir ce qu'on leur avait imposé. N'y tenant plus, dès que le rideau tomba sur les acteurs et que la lumière revint dans la salle pour l'entracte, l'homme remit son manteau et son chapeau. Puis, il s'empressa de quitter l'opéra pour rejoindre la fraîcheur de la nuit.
Oh oui, il était profondément déçu. Il avait perdu une partie de son temps et de son argent. Mais ça, ce n'était pas vraiment grave. Il n'était pas dans le besoin, loin de là. Non, ce qui lui avait fait le plus mal, c'était la manière dont cette œuvre splendide, qui l'avait marqué dès son plus jeune âge et continuait de le suivre dans son travail, avait été totalement massacrée par les lubies d'un metteur en scène trop avant-gardiste. Non mais franchement, on n'avait pas idée de... ! Quelqu'un le bouscula et interrompit brusquement le fil de ses pensées. Instinctivement, il s'écarta et tourna la tête pour voir l'origine de la menace. Son métier lui avait enseigné qu'un danger était toujours plus redoutable si on ignorait d'où venait l'attaque. Cependant, en guise de menace, il découvrit une jeune femme en tenue de soirée qui se massait le pied. Celle-ci, s'apercevant qu'il la regardait, se redressa.
« Oh, je vous prie de m'excuser. Mon talon m'a lâchée... »
Elle montra le fin morceau de chaussure, semblable à une grosse aiguille, qu'elle tenait dans l'une de ses mains. Il ne comprendrait décidément jamais pourquoi les femmes aimaient autant se percher sur des chaussures aussi instables et périlleuses. Mais il laissa dans un coin de son esprit ces pensées moqueuses, et s'empressa d'offrir son aide à la demoiselle.
« Vous ne vous êtes pas fait mal ? - J'ai un peu mal à la cheville, je crois que je me suis fait une petite entorse... Rah, voilà pourquoi je déteste mettre des talons ! Je savais que je n'aurais pas dû écouter ma sœur. »
Ah, tiens, voilà qu'elle était d'accord avec lui sur cette question.
« Il vaudrait mieux mettre des glaçons sur votre cheville, alors. Il y a un café pas loin. - Si ce n'est pas trop loin de l'opéra, ça me va. »
Il l'aida à marcher en lui offrant son épaule comme appui. Quelques minutes plus tard, ils étaient assis dans l'établissement, chacun devant sa tasse de boisson amère et brûlante. La jeune femme avala une gorgée de la sienne avec délice, savourant l'arôme familier, alors que son pied gonflé reposait dans une bassine d'eau glacée. Soudain, alors que la tasse était encore au contact de ses lèvres finement recouvertes d'un baume rosé et que ces dernières laissaient une trace de leur passage sur la porcelaine laiteuse, elle parut se souvenir de quelque chose.
« Bon sang, j'en oublie mes manières ! Vous m'aidez et je ne me suis même pas présentée. Pamina Sorcita. - Enchanté, Mlle Sorcita. Je me nomme Joseph Glavo. - Glavo... ? Ce n'est pas un nom d'Unys, ça. - En effet, je suis originaire de Kanto, de la région de Parmanie pour être plus précis. - Et que faites-vous si loin de chez vous ? - Je suis ici pour le travail. Enfin, j'avais un peu de temps libre avant, donc j'en ai profité pour me changer les idées. - Ah, vous parlez de la pièce ? Alors, qu'en avez-vous pensé ? - Pour vous le dire franchement... J'ai détesté. - À ce point ? - Oui. Déjà que j'avais un a priori concernant les comédies musicales interprétées par des Pokémon... Mais là, non ! Comment ont-ils pu oser détruire ainsi un opéra aussi grandiose ! Un opéra est fait pour être joué par des humains ! Pas par des Pokémon, aussi doués soient-ils pour les comédies musicales ! Ce sont deux choses tout à fait différentes ! - Je partage votre point de vue. Pour moi aussi, et dès le début, j'avais compris que ce serait un désastre. - Dès le début ? Comment ça ? - Eh bien... C'est ma sœur qui est à l'origine de ce projet. »
Un silence gêné s'installa.
« Hum... Désolé... - Mais de quoi, voyons ? Eh, ma sœur est assez grande pour se défendre toute seule, et j'ai encore le droit d'avoir une opinion différente d'elle. Je ne vais pas me mettre à vous insulter juste parce que vous n'avez pas apprécié une de ses... Créations. En plus, j'ai aussi fait comme vous : je me suis enfuie pour ne plus avoir à supporter ça. »
Un petit rire cristallin s'échappa de ses lèvres rosées, auquel Joseph répondit par un éclat beaucoup plus timide. Il profita du fait qu'elle absorbe une autre gorgée de sa boisson pour l'observer plus précisément. Pamina était plus jeune que lui, elle devait avoir la trentaine, tout au plus. Sa chevelure brune, qu'il devinait assez longue, était attachée en un chignon élevé. Quelques mèches rebelles étaient néanmoins parvenues à échapper aux liens, et retombaient délicatement sur sa nuque à la courbe délicieuse. Ses yeux, aux iris semblables aux abysses de l'océan, faisaient ressortir la clarté de son teint et son visage aux traits fins. Sa robe de soirée, où les teintes rubis étaient ciselées d'encre, laissait deviner ses formes, mais sans la rendre vulgaire. Un fin châle enveloppait ses épaules nues, maigre protection contre la température extérieure mais complément parfait de cette tenue. Il ignorait s'il s'agissait d'une image fidèle à la réalité ou s'il l'idéalisait, mais une chose était claire dans son esprit : il se sentait très attiré par elle. Cependant, hors de question de se comporter comme un rustre. Cela serait contraire à tous ses principes. Pamina reposa la tasse et reprit. Elle n'avait pas manqué de remarquer le regard de son interlocuteur, mais ne s'était pas sentie embarrassée. Au moins, cet homme avait des manières.
« Si cela n'est pas trop indiscret, quel est votre travail ? »
Joseph se racla la gorge puis poussa un léger soupir. Il s'était attendu à cette question.
« Pour tout vous dire... Je suis toréador. »
Heureusement que la jeune femme avait eu le temps d'avaler sa boisson, sinon elle se serait certainement étouffée.
« P... Pardon ? - Je suis toréador. »
Dans sa tête, l'homme de Kanto imaginait déjà les réactions possibles. Le dégoût, la colère, la haine peut-être –cela lui était déjà arrivé. En ces temps considérés comme modernes et au nom de la protection des Pokémon, les personnes étaient de plus en plus nombreuses à lutter contre ce qu'il considérait comme un véritable art. Quelle hypocrisie... On donnait le droit à de jeunes idiots de faire s'affronter ces créatures entre elles, en les amochant parfois très salement, mais lorsque c'était l'Homme qui souhaitait se confronter à eux, on criait au scandale.
« Voilà qui n'est pas banal... »
Joseph Glavo releva la tête, surpris par la réaction de son interlocutrice. Cette dernière paraissait étonnée par sa réponse.
« Et... Comment vous est venue cette vocation ? - Ça a commencé très petit. Non, non, ce n'est pas ce que vous imaginez. Je n'ai pas baigné dans l'univers de la tauromachie dès le plus jeune âge, et mes parents, même s'ils ne la condamnaient pas, n'étaient pas non plus des aficionados. Mais, indirectement, c'est eux qui l'ont provoquée. Voyez-vous, ils aiment énormément l'opéra. J'ai grandi en écoutant du Verdi, du Mozart et autres, mais j'étais comme eux avec la tauromachie. Je n'avais pas d'avis particulier là-dessus. Mais, un soir, tout a changé. Nous étions allés voir un film au cinéma, dont ils avaient beaucoup parlé. C'était l'adaptation cinématographique de Carmen de Bizet par Francesco Rosi. Je devais avoir cinq ou six ans, je n'ai pas beaucoup de souvenirs de cette époque-là. Pourtant, étrangement, je sais que ce film a entièrement changé ma vie. Enfin, ce film, disons surtout les premières minutes, lorsque l'on voit le Tauros et le toréador s'affronter dans l'arène, dans un silence presque religieux. Ce fut pour moi une véritable révélation. Depuis ce jour, je n'ai cessé de nourrir au fond de moi une passion pour la tauromachie et pour cet opéra. D'ailleurs, mon surnom dans le métier est celui du toréador de la pièce : Escamillo. - Je comprends d'autant plus votre frustration pour la pièce de ma sœur. Pour montrer que des acteurs Pokémon ont autant de talent que les humains, elle a choisi exprès l'œuvre la plus jouée au monde, Carmen justement. L'idée n'était pas mauvaise, mais elle était quand même assez périlleuse... - En effet. Enfin voilà, vu qu'à Kanto il existe encore de nombreuses arènes dédiées à la corrida, j'ai pu me faire initier à cet art. Je suis d'ailleurs devenu très bon. J'ai remporté deux fois le Tournoi de Kanto et je suis arrivé deuxième à celui de Johto. Et ça s'est joué à peu pour que je n'emporte pas la première place. - Vraiment ? »
Joseph acquiesça, et souleva légèrement sa chemise. La courbe de sa taille était déformée par une cicatrice de la grosseur d'un stylo.
« C'était au moment de porter l'estocade, pour achever mon adversaire. Alors que je l'avais touché, et que je pensais donc l'avoir abattu, le Tauros a relevé la tête au dernier moment et sa corne m'a légèrement ouvert. Ce n'était pas grand-chose, mais cela m'a valu des points de pénalité. »
La jeune femme, pas du tout impressionnée par l'ancienne blessure, hocha la tête.
« Mais, cela ne vous gêne pas de tuer un Pokémon pour le spectacle ? »
Un sourire las apparut sur les lèvres du matador. On lui avait posé la question si souvent qu'il répondit presque machinalement.
« Au début, je ne me posais pas la question. J'apprenais la tauromachie pour la tauromachie. Mais, lorsque je me suis retrouvé confronté à mon premier Tauros, c'est vrai que j'ai hésité. Avais-je vraiment le droit de faire ça ? De tuer un Pokémon que je ne connaissais ni d'Arceus ni de Kyurem ? La réponse est venue toute seule. Je me suis retrouvé à l'hôpital pendant trois mois, avec plusieurs côtes fêlées et un bras cassé. J'ai alors compris que je n'avais pas le droit au doute. Contrairement à ce que je croyais jusqu'à présent, je n'avais pas une suprématie sur le Pokémon devant moi. Voyez-vous, ceux-ci sont élevés sans maître, comme s'ils étaient à l'état sauvage. Ils n'ont pas peur des Hommes, et les considèrent juste comme des obstacles en travers du chemin qui leur permettra de retourner chez eux. Et cet obstacle, c'est moi. Contrairement à ce que certains disent, la corrida n'est pas une simple mise à mort. C'est un combat entre deux forces de la Nature, et le vainqueur gagne le droit de rester en vie. C'est aussi simple que ça. »
Il avait prononcé son plaidoyer de façon claire et déterminée, mais sans agresser pour autant la jeune femme assise en face de lui. Pamina avait cependant remarqué le feu bouillonnant dans ses iris pâles et le petit bombement de torse que la fierté avait provoqué. Pourtant, cet éclat s'éteignit lorsqu'il poursuivit ses explications.
« Enfin, jusqu'à il y a quelques années, c'était comme ça. Maintenant, les choses ont bien changé. Avec les prétendues normes de sécurité, les bêtes sont de plus en plus affaiblies, afin d'éviter les incidents. Tss, tout ce que ça fait, c'est faire souffrir davantage le Tauros. Pour protester, j'ai décidé d'arrêter les passes, pour me consacrer à l'enseignement de la tauromachie à Kanto. J'y ai d'ailleurs pas mal de succès, en tant qu'ancien. - Mais dans ce cas, que faites-vous à Unys, M. Glavo ? - Un tournoi a été organisé, réunissant la crème des toréadors. Apparemment, ils souhaiteraient promouvoir la tauromachie, et la corrida en particulier. J'ai accepté à une seule condition : que les bêtes ne subissent pas le traitement qu'on leur inflige aujourd'hui. J'ai envie de revivre un vrai combat. Pas un spectacle monté de toutes pièces où l'on sait déjà qui est le vainqueur. »
Il risqua un œil vers le visage de la jeune femme. Il fut rassuré par le sourire franc qu'elle affichait. Contrairement à beaucoup d'autres, elle ne semblait pas le juger.
« Et vous, que pensez-vous de cela ? - De la corrida ? Je ne sais pas vraiment. Bien entendu, je suis contre toute forme de violence perpétrée contre les Pokémon. Étant vétérinaire dans un Centre Pokémon, je suppose que vous pouvez comprendre ça. - Bien entendu. - Cependant, ironiquement, c'est cette douleur des Pokémon qui fait que je peux manger le soir. Et je ne pense pas que la corrida soit pire qu'un combat interminable où une douzaine de créatures s'affrontent parfois jusqu'à la mort, pour satisfaire l'ego démesuré de leur propriétaire et la soif de violence d'une bonne partie de l'humanité. Non, et même si je ne suis pas une connaisseuse, je doute que l'agonie dans une corrida soit plus longue et douloureuse que celle d'un tournoi ou d'un match d'arène. »
Joseph s'étonna encore une fois de la réponse de la jeune femme. Il ne put se retenir, et se mit à rire, sous le regard interrogateur de Pamina.
« Excusez-moi, je ne me moque pas de vous. Mais, je m'aperçois que nous sommes sur la même longueur d'onde pour de nombreuses choses. »
À son tour, la vétérinaire laissa couler son rire cristallin, qui sonna comme le murmure d'une rivière aux oreilles du matador. Un peu remise de ses émotions, elle jeta alors un rapide coup d'œil à sa montre-bracelet.
« Zut, la pièce va se terminer dans dix minutes... Il va falloir que je retourne là-bas, pour que ma sœur ne se doute de rien. - Souhaitez-vous que je vous raccompagne ? » Dit-il alors que la jeune femme sortait son pied meurtri de la bassine.
Au moins, la cheville s'était un peu dégonflée. Pamina Sorcita grimaça cependant en reposant son membre au sol.
« Ce ne sera pas de refus. Mais, ne vous en faites pas, je ne vous infligerai pas le supplice de rester à écouter ma sœur vous faire un exposé entier de comment lui est venue l'idée et blablabla. »
L'homme de Kanto sourit et offrit une nouvelle fois son aide à la vétérinaire, après avoir réglé leur consommation. Le chemin jusqu'à l'opéra lui parut cette fois beaucoup plus court, mais il ne dit rien. Il aida Pamina à s'asseoir à l'abri sur l'un des fauteuils confortables de l'entrée du bâtiment. Mais alors qu'il s'apprêtait à la saluer et à repartir, elle le retint.
« Attendez ! Quand a lieu votre tournoi ? »
Joseph fut plutôt surpris par la question. Il dévisagea sa compagne de la soirée un bref instant, comme s'il ne comprenait pas ce qu'elle voulait dire. Finalement, il parvint à articuler une réponse.
« S... Samedi. Samedi à partir de 17h. Si le temps le permet. - Vraiment ? Mais c'est super, je finis mon service à 14h, ce jour-là ! Comme ça, je pourrai venir voir ce que le grand Escamillo nous réserve comme spectacle ! »
Avant même que son cerveau ait déchiffré ce qu'elle venait de prononcer et qu'il ait pu dire quoi que ce soit, Pamina avait attrapé un stylo qui traînait sur une table et inscrivit sur son billet d'opéra une série de chiffres. Une fois sa besogne accomplie, elle lui tendit le ticket avec un sourire radieux.
« Voilà mon numéro de Vokit. Comme ça, je pourrai vous dire après si j'ai apprécié votre prestation. Et, entre nous -elle s'était penchée vers lui et avait baissé la voix-, je doute que ce soit pire que ça. »
Elle avait eu un discret mouvement de tête pour désigner les portes encore fermées de l'opéra. Le matador saisit le morceau de papier, l'esprit toujours embrumé. Soudain, les connexions entre les neurones se firent, et il comprit qu'elle lui offrait une opportunité de la revoir. Il glissa le précieux billet dans son portefeuille, et effectua la même opération qu'elle sur sa propre entrée. Mais, avant de lui donner, il sortit une autre feuille de papier et inscrivit un tout autre message.
« Donnez ça à l'accueil, en précisant bien que c'est de ma part. Et s'ils refusent, dites-leur de m'appeler, ou appelez-moi devant eux. Comme ça, vous aurez les meilleures places et... »
Les portes s'ouvrirent à ce moment-là, déversant son flot humain. Une véritable farandole de tenues de soirée en tout genre... Le bourdonnement de leurs conversations sur les impressions du spectacle gâcha complètement ce dernier moment de tranquillité. Pamina prit le numéro et la missive du toréador.
« Dépêchez-vous d'y aller. Si ma sœur me voit avec vous, vous êtes bon pour passer la soirée avec elle. Je serai là samedi. Bonne chance pour votre tournoi ! »
Joseph obéit, et s'éloigna de la jeune femme avant d'être rattrapé par les spectateurs. Au moment de sortir dans la rue, il jeta une dernière fois un regard en arrière. Son regard pâle croisa celui d'abysses de la vétérinaire. L'instant pourtant bref leur parut durer une éternité, tant l'intensité qui s'en dégageait était profonde. Mais la réalité le rappela à l'ordre, lorsqu'un couple âgé lui demanda gentiment mais prestement s'il voulait bien dégager le passage. Et l'homme de Kanto se retrouva seul dans la nuit. Avec une conviction profonde : c'était bien ce sentiment magnifique qu'était l'amour qui venait doucement d'éclore dans sa poitrine. II. Toréador, en garde !- Spoiler:
Votre toast, je peux vous le rendre, Señors, señors, car avec les soldats Oui, les Toreros peuvent s'entendre, Pour plaisir, pour plaisir, ils ont les combats.
Un frappement à la porte vint troubler l'harmonie de ce noble chant. Exaspéré qu'on fasse autant preuve d'irrespect pour ce chef-d'œuvre qu'il chérissait tant, Joseph Glavo mit sa chaîne hi-fi en pause et ouvrit la porte.« Oui ? - M. Escamillo, il va être l'heure. Les Tauros vont être sélectionnés. - Très bien, j'arrive. » Le toréador éteignit complètement la chaîne et suivit son guide. En chemin, il se repassa les paroles de son passage préféré de Carmen. Votre toast, plus connu sous le nom de Toréador, en garde. Il fallait dire que cette partition lui était presque destinée. Et il se plaisait à actualiser ou à s'interroger sur les paroles de cette œuvre. Ainsi, si les soldats faisaient clairement référence aux militaires, aujourd'hui ils pouvaient désigner autre chose. Ceux qui se faisaient pompeusement appeler dresseurs de Pokémon. Après tout, la principale motivation de l'entraînement spartiate qu'ils faisaient subir à leurs créatures était de les voir triompher de tous leurs opposants. N'y avait-il pas là un parallèle intéressant avec les soldats ? En revanche, Joseph n'était pas vraiment d'accord avec l'interprète de la chanson. Il ne comprenait pas comment les gouvernements pouvaient encourager de telles pratiques. D'ailleurs, lui-même ne possédait aucun Pokémon à proprement parler. Il avait bien un vieux Démolosse et quelques oiseaux qui lui fournissaient des œufs frais, que tous les villages aux alentours lui enviaient. Mais jamais, au grand jamais il ne les avait enfermés dans des sphères minuscules. Son vieux camarade ne l'aurait jamais supporté, avide de liberté comme il l'était. D'ailleurs, c'était bien simple : il le considérait comme un ami et non comme un esclave. Mais bon, il admettait qu'il pouvait exister des dresseurs vraiment préoccupés par leurs compagnons, tout comme il existait des matadors qui ne cherchaient que la gloire. Avec les premiers, trinquer avec eux ne le dérangerait probablement pas.
Les deux hommes débouchèrent sur l'extérieur, sur un vaste enclos délimité par des murs de pierre. Les Tauros étaient calmes sous le soleil qui tapait fort. Un homme avoisinant la cinquantaine au teint basané par des heures passées à travailler sous le soleil, la mâchoire carrée et un début de barbe grisonnante était accoudé au rempart qui empêchait les bêtes de s'aventurer dans la ville. Il tourna la tête et, reconnaissant le nouveau venu, s'approcha de lui pour lui donner une grosse tape amicale dans le dos.« Alors, petiot, ça va ? - Ou... Oui Tamino. » Répondit-il, le souffle court.
Tamino était l'un de ses représentants. Bien sûr, ce n'était pas son vrai nom, mais un surnom qu'il gardait de ses années de gloire dans la tauromachie.« Alors, ce sorteo ? Comment ça s'est passé ? - Impec', mon gars. On peut dire que t'as d'la chance. D'abord, on a eu Minos –il montra un Tauros qui ruminait tranquillement, couché sur le sol, ses trois queues chassant les mouches qui le narguaient. J'l'ai bien observé, j'pense qu'il est bien brave. Après, question noblesse, on verra. Mais, ça devrait aller, il vient d'un élevage pas loin de Bonville qui est réputé pour ses bêtes. » Le matador s'accouda lui aussi pour examiner son futur adversaire. Même s'il semblait doux pour l'instant, il savait que, dans l'arène, tous se transformaient. Le paisible ruminant pouvait parfois devenir plus terrible qu'un Luxray. Enfin, si tout se passait comme il l'avait demandé. Joseph observa le reste du groupe et fronça les sourcils.« Tamino, y'a que cinq Tauros, là. - Eh oui, petiot. C'est l'tien qui manque. Mais t'en fais pas, hein, j'l'ai bien vu, et il va bien. Il va même très bien. Ils l'ont juste mis à l'écart des autres. - Pourquoi ? C'est rare quand ça arrive. - P'têt, mais ça va t'plaire. Jamais vu une bête pareille. Il s'appelle Astérion IV, et c'est un Tauros du coin. Enfin, un Tauros... C'est même plus que ça. - ... Je peux le voir ? - Vaudrait mieux pas. Il s'est enfin calmé. Mais je peux te garantir qu'avec lui, il y aura du spectacle ! Tu ne vas pas t'ennuyer ! Bon, alors, avec qui tu veux passer en premier ? Si j'peux t'conseiller, j'dirais qu'il vaudrait mieux qu't'essayes Minos avant l'autre. Un p'tit échauffement avant l'grand show. » L'homme de Kanto reporta son attention sur le seul adversaire qui s'offrait à ses yeux. Ce Minos semblait être un bon combattant. Mais, si Tamino lui assurait que l'autre était meilleur, il pouvait lui faire confiance.« Très bien, on fait comme ça. » *** La musique à deux temps retentit jusque dans le couloir où Joseph patientait en compagnie des autres acteurs du spectacle au moment où le président du tournoi agita son mouchoir blanc. C'était le signe que le paseo, leur défilé, commençait. Les deux alguazils , tout de noirs vêtus sur leurs fiers Galopa, s'avancèrent les premiers. Leurs montures semblaient même marquer la cadence du chant qui s'élevait de l'orchestre. Puis, ce fut à leur tour. Les matadors quittèrent l'obscurité du couloir pour s'abreuver du soleil de l'après-midi. Leur habit de lumière scintillant et la cape posée sur leur épaule gauche glorifiaient encore l'image des guerriers héroïques qu'ils se disaient être. Joseph était le plus à droite, la place attribuée au deuxième toréador le plus ancien. Il combattrait donc en deuxième puis en cinquième. Ce qui n'était pas forcément une mauvaise chose. La foule se penchait vers eux et applaudissait les acteurs au fur et à mesure qu'ils sortaient des ténèbres. À nouveau, l'homme de Kanto ne put s'empêcher de songer à son œuvre fétiche.
Le cirque est plein, c'est jour de fête, Le cirque est plein du haut en bas, Les spectateurs perdent la tête, Les spectateurs s'interpellent à grand fracas. Apostrophes, cris et tapage Poussés jusque à la fureur. Car c'est la fête du courage, C'est la fête des gens de cœur !
Oui, c'était bien ça. Tous étaient venus voir ces quelques hommes qui, pauvres fous, prétendaient pouvoir se mesurer à des créatures bien plus grosses et robustes qu'eux. C'était à se demander comment il était possible que les blessés ne soient pas plus nombreux, sans parler des morts ! Pourtant, pour Joseph, ce n'était nullement une fête insensée, mais bien la fête du courage décrite par Bizet. Une sorte de retour aux origines, quand les hommes chassaient en bandes des Pokémon plus féroces. Une manière de renouer avec leur passé commun. Tout en saluant la foule, le matador chercha la jeune femme dans le public. Mais le nombre de spectateurs et le soleil éblouissant empêchaient sa vision d'avoir une image précise des tribunes. Cependant, alors qu'il regardait en direction du président du tournoi pour le saluer, ses yeux trouvèrent enfin celle à qui il était venu en aide, quelques soirs plus tôt. Un imperceptible sourire se dessina sur ses lèvres. Pamina était là. Comme si sa motivation n'était pas encore suffisamment élevée, la voir lui donna l'envie de se surpasser encore.*** Minos était immobile, la tête légèrement basse. Des filets de sang coulaient des plaies occasionnées par les piques et les trois paires de banderilles, tandis qu'un autre de bave s'échappait de sa bouche. Ses naseaux frémissaient. Ses muscles, qui le servaient tellement habituellement, pesaient lourdement sur sa carcasse. Il sentait que la fin approchait. Celle-ci prit la forme d'une épée plantée au niveau du garrot. Aussitôt, la bête s'effondra. Sa lourde tête demeura un instant dressée, puis s'affaissa au sol. Le noble Tauros n'était plus. Dès que la créature toucha terre, une clameur s'éleva des tribunes. Le public entier ovationnait le vainqueur, réclamait une récompense. Joseph se tourna vers le président, qui lui fit un signe. Le matador s'approcha donc de son ennemi et préleva l'une de ses oreilles. Puis, il effectua un tour complet de la piste, afin de saluer les spectateurs. Une fois de retour dans les ténèbres du couloir, l'homme de Kanto retira sa montera , le chapeau de la tenue traditionnelle. Minos avait été un valeureux adversaire. Très brave, comme Tamino le lui avait dit, car très franc dans ses charges. Son port de tête lui avait également valu beaucoup de noblesse. Oui. Minos avait été un bon Tauros. Comme des dizaines d'autres que Joseph avait déjà vaincus durant sa carrière. Mais au moins, il avait montré au public d'Unys ce dont il était capable. Et celui-ci l'avait remercié. Pour preuve, il avait eu droit à un trophée, ce qui n'était pas forcément évident. Joseph examina un instant l'oreille de son opposant. Puis il la plaça dans une caisse, parmi ses affaires. Il devait se préparer pour son prochain passage. Deux combats se dérouleraient avant qu'il n'ait à entrer dans l'arène à nouveau. Aussi, il accomplit le rituel qui accompagnait l'attente. Il enfonça les écouteurs dans ses oreilles et laissa la musique l'inonder.
Allons ! En garde ! Allons ! Allons ! Ah !
Toréador en garde Toréador, toréador ! Et songe bien, oui, songe en combattant, Qu'un œil noir te regarde Et que l'amour t'attend, Toréador, L'amour, l'amour t'attend.
Ce passage était toujours assez étrange pour le matador. En particulier l'œil noir . À première vue, il s'agissait du Tauros, n'est-ce pas ? Cela semblait logique, puisque l'auteur sommait le toréador de se tenir prêt à affronter son adversaire. Pourtant, le vers suivant était assez troublant. Que l'amour t'attend . N'était-ce pas déplacé, dans un tel contexte ? L'Homme devrait penser à la fois à la créature qui pourrait le terrasser en face de lui et à celle qui l'attend, une fois le duel terminé ? Dans ce cas, le matador risquait de se troubler et de se blesser, voire d'être tué. Pour cela, Joseph avait développé une théorie. Selon lui, l'œil noir pourrait être celui de la femme aimée. Après tout, dans la pièce, Carmen était une gitane au regard d'onyx. Et donc, le toréador, en affrontant le Tauros, devrait s'évertuer à se montrer magistral, afin de s'attirer les faveurs de sa belle. Surtout que la séduisante Carmen n'était pas du genre très fidèle... En tout cas, ces paroles étaient plus que jamais applicables à l'homme de Kanto, aujourd'hui. Lui aussi essayait de se dépasser, de donner le meilleur de lui-même, afin de montrer à cette jeune femme dont il s'était épris ce dont il était capable. Et il sentait qu'aujourd'hui serait son jour de chance. Tamino le lui avait assuré : cet Astérion IV était un Tauros exceptionnel. Si Minos s'était montré à la hauteur, et même un peu au-dessus, celui-ci serait sans doute un plus gros morceau. Son art n'en serait que d'autant plus grandi et magnifié. Comme il rêvait d'une passe majestueuse, où le Tauros et lui ne feraient plus qu'un...
L'homme vieillissant à la peau basanée le secoua en lui parlant. Joseph ouvrit aussitôt les yeux et ôta les écouteurs de ses oreilles.« ... toi, petiot. Fais gaffe surtout, hein, j'veux te récupérer en un seul morceau. » Le matador se redressa, saisit sa cape lie de vin et jaune, puis s'avança une nouvelle fois sous le soleil. Des applaudissements l'accueillirent, alors que le sol ocre de l'arène présentait encore des traces de sang des précédents vaincus. Joseph se tourna vers le toril, d'où le Tauros jaillirait. Ses peones , ses aides pour l'évaluation de l'adversaire, étaient dispersés autour de lui. Ce serait à eux d'exécuter les premières passes afin que lui, le matador, puisse déterminer la valeur de la bête. Petit à petit, le silence se fit dans les tribunes, pour ne pas troubler le combat qui se déroulerait sous leurs yeux. Et, alors que plus aucune rumeur, si ce n'était celles extérieures à l'arène, n'était perceptible, la porte du toril s'ouvrit.
Tout d'un coup on fait silence, On fait silence, Ah ! que se passe-t-il ? Plus de cris, c'est l'instant ! Plus de cris, c'est l'instant ! Le taureau s'élance en bondissant hors du toril.
Le voilà. Il le découvrait enfin dans toute sa splendeur. Celui qui avait suscité l'admiration de Tamino. Astérion IV. Et en effet, Joseph sentait que son camarade ne l'avait pas trompé. Il n'avait jamais vu Tauros aussi majestueux. Une montagne de muscles saillants sous un poil dru. Des cornes étonnamment longues et fines pour une telle créature. Des pattes robustes qui faisaient trembler le sable devant elles. Son garrot n'était pas aussi proéminent que celui de ses congénères, mais cela n'enlevait rien à l'impression de puissance que le moindre centimètre de son être dégageait. Avant même que le combat ne commence à proprement parler, le matador sentait que le Tauros avait de la caste, autrement dit qu'il rassemblait tout ce que l'on attendait de lui : force, puissance, robustesse,... Ce n'était pas un Tauros, mais un véritable auroch ! Mais l'homme de Kanto n'avait pas le temps d'apprécier ainsi le Pokémon. Même s'il admirait son corps, il n'oubliait pas qu'il s'agissait avant tout d'un ennemi, d'un adversaire à abattre. Et Astérion IV semblait avoir parfaitement compris son rôle. Le premier tercio pouvait débuter.
Il se précipita vers le premier peon à sa portée. Et la première impression de Joseph se confirma. La charge du Tauros était franche, sa tête se baissait magnifiquement sur la cape qui se dérobait devant lui. En plus d'avoir de la caste, Astérion IV était brave et noble. La majestueuse créature serait un adversaire phénoménal. La montagne de muscles ralentit sa course pour avoir l'homme qu'il venait tout juste de quitter dans son champ de vision, alors que ce dernier lui faisait de nouveau face en tenant sa cape. Il souffla, puis chargea de nouveau à l'appel de l'aide du matador. Ses cornes effleurèrent l'étoffe sans parvenir à s'en emparer. Il continua un instant sa course, ne s'arrêtant qu'à quelques mètres des murs des tribunes. Avisant un autre peon , le Tauros reprit le galop, tête baissée. En vain, la cape virevolta dans les airs sans qu'il puisse l'atteindre. Le même scénario se répéta inlassablement une demi-douzaine de fois. Puis, Joseph s'essaya lui-même à l'exercice. Lorsqu'Astérion IV tourna la tête vers lui, il l'appela. La bête s'élança. L'homme la guida sur sa droite, alors qu'il tenait sa cape dans sa main gauche. L'étoffe s'envola, comme une aile de papillon dansant dans les airs. Le Tauros le frôla. Le dessin net de ses muscles permettait au toréador de voir toute la puissance que son opposant recelait. Il sentit la chaleur de ses flancs qui se soulevaient au rythme de sa respiration. Néanmoins, ce bref instant prit fin au moment où la passe s'achevait. La créature dotée de cornes s'éloigna puis se retourna. L'assaut reprit, toujours aussi franc. Joseph le dévia cette fois-ci sur sa gauche et accompagna son geste en tournant sur lui-même. Sa cape était comme un voile gracieux qui finissait son action avec une touche de subtilité. Il était définitivement fixé. La dernière partie serait magnifique.
Mais déjà, les portes par lesquelles il était entré s'ouvrirent, libérant de nouveaux arrivants. Astérion IV se tourna vers eux, jaugeant les nouveaux adversaires, alors que les précédents s'écartaient pour rejoindre le fond de l'arène. L'entrée déversa deux picadors sur leurs Galopa massifs entourés d'un caparaçon. Cette coque permettait d'amoindrir très fortement la charge du Tauros, et ainsi de protéger l'équidé des cornes menaçantes. Alors que déjà, les portes se refermaient, les deux nouveaux venus s'éloignèrent l'un de l'autre, leur pique levée prête à s'abattre. Et la première ne tarda pas. L'auroch bondit sur le plus proche, releva la tête. Mais ses cornes se perdirent sur le caparaçon, alors que l'arme s'enfonçait dans sa chair. Fou de douleur, Astérion IV s'éloigna, et chercha à se venger sur le second cavalier. Peine perdue, il obtint le même résultat, avec une blessure en plus. Joseph regarda en direction du président et, d'un signe de tête, demanda une troisième attaque. Ce dernier la lui accorda. Le matador leva la main en direction de l'un de ses picadors . Celui-ci hocha la tête et renversa son arme. Puis, il provoqua la charge de l'adversaire. Le Tauros se précipita, tête baissée pour accueillir son assaillant. Lorsque l'extrémité du manche, le regatón , s'enfonça dans son corps, la souffrance lui fit trouver une nouvelle ressource. Il releva brusquement la tête. L'action fut si soudaine que le Galopa, pourtant habitué à ce genre d'exercice, se retrouva soulevé puis mit à terre. Aussitôt, les peones s'empressèrent de détourner l'attention du Pokémon pour permettre aux victimes de l'attaque de quitter le terrain. Au moins, ils avaient accompli leur travail. Mais, alors que les hommes sous ses ordres s'occupaient de la bête, Joseph ne put s'empêcher de penser à son œuvre fétiche.
Il s'élance, il entre, il frappe, Un cheval roule, entraînant un picador. "Ah ! bravo ! Toro !" hurle la foule.
Oui, c'était exactement ça. Si ce n'était qu'ici, la foule semblait davantage inquiète quant au sort du picador et de sa monture qu'admirative envers la bravoure et l'audace d'Astérion IV. Quel dommage que la majorité des personnes présentes ne soient que des novices dans la tauromachie. À Kanto, nul doute qu'une telle action aurait été ovationnée.
Les deux cavaliers disparus, deux des peones de Joseph s'approchèrent de l'auroch, armés de banderilles. Le troisième se plaça en face de lui. Le deuxième tercio pouvait débuter. L'un des hommes provoqua la noble créature. Celui-ci fonça. Cependant, contrairement aux fois précédentes, le peon se porta à la rencontre du Tauros, en décrivant une trajectoire en courbe. Au moment où le corps du Pokémon était à sa portée, il planta ses armes. L'auroch freina aussi sec et essaya de donner un coup de cornes. Malheureusement pour lui, les piques avaient endommagé ses nerfs. Il ne pouvait plus mouvoir sa tête avec autant d'aisance qu'avant, ce qui permit à l'homme de s'éloigner de sa cible sans dommage.
Le taureau va... il vient... il vient et frappe encore !
Mais dans ce cas-là, hommes et taureau montraient autant de hargne dans leur besogne. Les deux autres paires de banderilles se plantèrent également dans l'échine d'Astérion IV. Maintenant, c'était à lui de jouer. La dernière partie. Le duel à mort. Pour l'occasion, Joseph troqua sa cape lie de vin et jaune contre une muleta rouge. Il prit également l'épée qui lui servirait pour le coup final. Ses hommes s'écartèrent pour lui laisser le champ libre. Sans peur, le dos bien droit, le matador s'avança vers son ennemi. L'auroch le considéra. Son échine blessée frémissait, alors que les banderilles colorées pendaient. Sur l'invitation de son adversaire, il s'élança.
En secouant ses banderilles, Plein de fureur il court ! Le cirque est plein de sang. On se sauve on franchit les grilles. C'est ton tour maintenant. Allons ! En garde ! Allons ! Allons ! Ah !
La faena , le travail à la muleta , débuta de la plus belle des manières. En dépit des nombreuses blessures, Astérion IV n'avait rien perdu de sa superbe. Son port de tête était toujours aussi sincère, sa charge aussi authentique qu'au début de la corrida. Joseph y croyait à peine. Il avait l'impression de voir la même bête que celle qu'il avait tant admirée lors de la projection du film. Il se sentait devenir l'Escamillo de la pièce. Plusieurs passes de grande qualité se succédèrent. Aucun des deux ne lâchait. Une danse macabre où or, sang et encre se mêlaient. Et, à chaque fois, l'homme de Kanto le sentait. Malgré ses forces qui, peu à peu, le quittaient, malgré la fatigue qui se faisait plus lourde, l'auroch tenait bon. Il faisait tout pour conserver sa fierté, pour ne pas perdre face à ce vermisseau au costume de lumière. Mais voilà, tout moment de plaisir avait une fin. Joseph saisit son épée et la pointa à hauteur de poitrine. Astérion IV tourna sa tête comme il put, afin d'avoir cet homme entre les deux yeux. Leurs regards se croisèrent. Ses iris pâles dans les pupilles ténébreuses et éclatantes d'envie de vivre. Les paroles du toréador revinrent hanter son esprit, alors que les deux combattants demeuraient immobiles.
Toréador en garde Toréador, toréador ! Et songe bien, oui, songe en combattant, Qu'un œil noir te regarde
Cette fois, aucun doute sur le propriétaire de cet œil noir . Et même des yeux. L'auroch ne broncha pas une seule seconde durant ce temps suspendu. Lui aussi évaluait son adversaire. Mais contrairement à Minos, le précédent rival du matador, celui-ci conservait toute sa majesté. Alors, doucement mais sûrement, il abaissa légèrement la tête. L'un de ses sabots se leva pour racler le sable, où des gouttes de son propre sang se perdaient. Ses trois fouets naturels brassaient l'air, chassant des mouches invisibles. Ses naseaux soufflèrent bruyamment, alors que son flanc se soulevait.
Il attendait. Il attendait que son ennemi donne le signal de la charge. De cet ultime affrontement.
De son côté, pour la première fois depuis longtemps, Joseph hésitait. D'habitude, pour porter l'estocade, il agissait lorsque le Tauros était immobile, comme il l'avait fait lors de son précédent combat. Cependant... Il avait l'impression qu'agir de même serait un pur gâchis. Pour lui comme pour Astérion IV. Mais également pour le public. Et surtout, il pouvait bien se l'avouer, pour impressionner Pamina. Bizet n'avait pas tort. Lui aussi agissait pour sa belle.
Et que l'amour t'attend
Oh, et puis après tout, pourquoi pas ? Il se le promit : à la fin de ce duel, s'il remportait plus que son trophée précédent, il l'inviterait à dîner. Il y avait bien longtemps qu'il ne s'était senti autant à l'aise avec une femme. Hors de question de laisser passer cette opportunité.« L'amour m'attend. » Songea-t-il.
Ces douces paroles dans la tête, il délivra enfin le départ de cette ultime course.
Astérion IV s'élança, magnifique, sur l'homme toujours immobile.
L'épée était prête à accueillir son fourreau de chair, la muleta écartée. Il allait faire une estocade a recibir , c'est-à-dire qu'il laissait le Tauros charger une dernière fois le morceau de tissu écarlate. Il ne l'avait réalisée que très peu de fois dans sa carrière, du fait du grand risque qu'elle générait. Le toréador ne pouvait s'écarter de la trajectoire de sa cible, ce qui pouvait le blesser très durement. Mais pour un adversaire aussi valeureux, il pouvait bien prendre ce risque !
L'auroch mobilisait ses dernières forces pour conserver une course franche. Les banderilles sur son dos se balançaient au rythme de ses muscles et de son avancée. Sur le moment, on aurait juré avoir devant soi le monstre Minotaure sortit tout droit des Enfers qui, terrible, s'élançait sur un Thésée brillant d'or et d'écarlate, dont la fine épée ne semblait être qu'une arme dérisoire face à toute cette masse en mouvement.
Toréador, L'amour, l'amour t'attend.
Il arrivait ! Dans quelques secondes, Astérion IV serait sur lui. D'un mouvement calculé, Joseph écarta sa muleta sur sa gauche, afin d'orienter la course de son ennemi.
Les sabots martelaient le sable ocre en faisant trembler le sol autour de lui.
Le bras s'arma, prêt à jaillir sur sa proie.
Les cornes s'offrirent à l'étoffe sanglante.
L'épée plongea.
Toréador, l'amour, t'attend !
Tout se passa très vite. Au moment où Joseph plantait son arme entre les omoplates du Tauros, Astérion IV fit la seule erreur technique de sa carrière. Il releva d'un coup sa puissante tête. Alors que la lame de fer transperçait ses muscles meurtris, la corne gauche, telle un couteau, déchira sans discernement l'habit et la peau de l'homme, atteignant même ses entrailles. La scène se figea, tandis que l'assistance retenait son souffle. Tout semblait suspendu par des fils invisibles. L'auroch qui, dans un dernier instant de lucidité et d'honneur, s'était redressé. Le matador dont le bras tenait fermement l'épée.
Puis, le Temps reprit son court, intraitable.
Astérion IV s'effondra au sol, de même que son bourreau.
La bête avait fait en sorte de tomber en gardant son œil à l'éclat sombre sur son rival. Ses naseaux soufflaient de plus en plus bruyamment, ses flancs se soulevaient à une cadence infernale. Il agonisait. De son côté, Joseph n'en menait pas large. Affalé sur le ventre, il regardait lui aussi celui qui aurait dû être l'unique sacrifié. Le sable ocre autour de lui s'abreuvait avidement du flot macabre qui s'écoulait abondamment de sa prison charnelle déchirée. Son épée était toujours profondément plantée entre les épaules de l'auroch. En contrepartie, l'une de ses cornes meurtrières avait recouvert une gaine vermeille, d'où quelques gouttes perlaient et tombaient, se mêlant au sang même de la bête. Un goût de rouille lui vint sur la langue, alors qu'un mince filet rouge s'échappait des naseaux frémissant du Pokémon. Jusqu'au bout, ils combattaient pour savoir qui aurait l'honneur d'avoir définitivement triomphé.
L'amour t'attend !
Finalement, non. Bizet avait raison, c'était lui qui avait eu tort. L'œil noir désignait bien son valeureux adversaire, et pas une femme dont il s'était épris. S'il ne l'avait pas rencontrée, peut-être n'aurait-il pas eu l'audace d'effectuer une estocade aussi périlleuse. Mais, en même temps, rien n'était certain. Il avait avant tout voulu l'effectuer pour prouver sa valeur et récompenser la bravoure, la majesté de la créature qu'on lui avait présentée. Oui, il l'aurait probablement tentée...
Sa vision se troublait peu à peu, alors qu'autour de lui, il sentait une agitation fébrile. Il ne voulait pas qu'on le déplace. Il ne voulait pas qu'on achève Astérion IV. Cela serait injuste envers lui, envers eux. Cependant, malgré le voile qui s'imposait progressivement, il continuait de discerner dans les moindres détails l'iris de son compagnon de malheur. Lui aussi, il le devinait, commençait à se sentir emporté par la Triste Dame. Mais il refusait de partir tant que son ennemi serait en vie.
L'amour t'attend... « Désolé, Mlle Sorcita, vous allez devoir vous passer de ma compagnie... » Les mots ne franchirent pas la barrière de ses lèvres. Il fixait toujours intensément l'auroch. La Grande Faucheuse accomplissait son œuvre, en emmenant ces deux êtres avec elle. Sa dernière pensée fut que Bizet, s'il s'était concentré sur le personnage d'Escamillo, n'aurait pu lui offrir plus belle fin. Partir sur le sable de l'arène avec, comme compagnon éternel, la majestueuse créature qui lui avait accordé le plus beau combat de sa vie.FIN
Pour la petite histoire : j'ai été tellement inspirée par ce thème que j'ai écrit toute l'histoire d'une traite, non stop de 13h à 1h du mat' le même jour, seulement entrecoupé par mes recherches intensives sur la tauromachie 8D |
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