L’intérieur de mon appartement m’a rarement semblé si agréable que ces jours-ci. C’est ça, l’impression d’avoir un endroit ou rentrer, ou on nous attend. Je ne peux m’empêcher de sourire de rentrer dans mon foyer, parmi les miens. Si on y regarde en détail, ce lieu n’a rien de très impressionnant, rien de si particulier qui le rend si spécial à mes yeux. C’est simplement la chaleur qui m’envahit à chaque fois que je passe cette porte, cette voix inaudible qui me souhaite la bienvenue. Il s’est passé des trucs pas marrants ces derniers temps, j’ai toujours aimé la vie, tout comme j’aime la mort, mais survivre pour vivre, cela m’a vraiment fait comprendre en quoi la vie vaut la peine d’être vécue. Et quoi la vie est si précieuse, et en quoi la supprimer est en soi encore plus jouissif. Supprimer une vie n’est pas seulement trancher une artère pour en faire surgir le sang. C’est trancher vif tous les liens qui relient cette vie à d’autres vies. Trancher ce que l’ont ne peut pas voir. En supprimant une vie, on supprime bien plus qu’une vie. Et plus le nombre de liens rattachés à une vie est grand, plus cette vie est précieuse pour d’autre vies. La vie est bien plus complexe que je ne l’aurais cru il y a un mois. Elle est presque plus intéressante, aussi. Mais la mort, celle dont ne nous savons rien n’est-elle pas pour autant tout aussi passionnante. Il y a bien des gens qui ne vivent que pour ça. Je fais partie de ces gens qui donnent la mort, eh oui. Enfin. Oui, peut-être bien que d’autres puissances que la haine et la rancœur sont dans ce monde. Oh, je saurais les nommer : espoir,  amour… J’en passe. Je sais de quoi il s’agit. Selon certains, ce sont les plus grandes forces qui résident en ce monde. Pour certains, elles sont devenues raisons de vivre. Et moi, quelle est ma raison de vivre? J’ai beau être naïf, je ne crois toujours pas au destin. Je crois en revanche à la chance, à la théorie de l’évolution ,au progrès. Et j’ai eu de la chance de survivre jusqu’ici, j’en ai pris conscience. Maintenant, je dois saisir cette chance et ne plus jamais reculer. Je n’ai plus peur de tomber maintenant que j’ai frôlé la mort. J’ai même hâte qu’elle vienne me visiter à nouveau, que je la nargue une nouvelle fois, et pour que je puisse revoir le visage de celle qui a failli m’envoyer six pieds sous terre. Je ne la tuerais pas tout de suite. Je crois que j’aurais même une hésitation avant de la faire souffrir comme elle n’a jamais souffert. Après tout, sans elle… Aurais-je pu comprendre tout cela? Inconsciente… A-t-elle conscience de ce qu’elle a crée en me laissant la vie sauve? Je crois que la prochaine fois que je la verrais… Oui, peut-être la remercierais-je avant tout du fond du cœur avant de lui montrer ce qu’elle a enclenché, pour la faire tomber de plus haut encore. N’est-ce pas d’une ironie splendide? Il y a encore un mois, je crois que je me serais noyé dans une rage sans précédent, pour ne plus jamais en sortir… Suis-je resté si longtemps immobile, à penser que cette colère aveugle me dressait au dessus des autres? Je n’ai jamais réfléchi. J’étais aveuglé par la trahison de Irina, si longtemps. C’est comme si je me voyais de loin, à présent. Et pourtant, rien n’a changé. Je suis resté le même. Je le sais, car je me retrouve de la même façon dans le regard de ceux que j’ai accepté à mes côtés. Depuis l’entrée, je peux voir Sophie dormir aux côtés d’Irma et de Hardie sur le canapé, Lizbeth qui distrait Chris avec des petits vols en arabesque, Justin et Kaiser dans un coin en train d’aiguiser leurs lames. Rien n’a changé, non, mais paradoxalement, tout est prêt à prendre un nouveau tournant.

C’est au moment d’aller dormir que j’entends une voix m’appeler. Boitant encore un peu, mon pied et mon épaule encore douloureux, ma main s’étant presque guérie, mais conservant une sale cicatrice qui ne partira pas avant un long moment. Me voila sur le toit du building, une des résidences les plus hautes de la capitale Enolianne. Quand je m’approche du vide, je vois la ville, juste à mes pieds. Et j’ai la sensation que le monde m’appartient. Une réaction ordinaire. Sauf que tout ça m’appartiendra réellement, un jour. Je savais qu’elle serait là, ce soir.

« Noire. »
« Alexander. »
« Chère Ombre, cette soirée n’est-elle pas parfaite pour lancer enfin notre plus grande campagne? Elle est parfaite… Vois-tu, il est plus que temps. Je vais débuter la première étape, c’est un test, un jeu pour s’échauffer. Je n’ai pas le droit de perdre. Et pour cela j’ai besoin de toi. Je vais leur montrer toute l’étendue de ma folie, tout ce dont je suis capable. Je veux qu’ils n’oublient jamais la façon dont Alexander Nagel va se hisser comme prochain champion de la 101ème edition de la compétition Enolianne. Et arrivé là, tout pourra commencer. Je ne passerais plus pour mort. Le monde entier sera au courant de mon existence. Ils ne pourront plus m’ignorer, vois-tu. Mais, il subsiste un soucis, vois-tu… Eh oui… je sais, nombre de gens ici veulent ma peau! Ce n’est qu’un jeu. Tout cela n’est qu’un jeu, alors… je vais jouer, moi aussi. Jouer à provoquer leur rage, comme ils n’ont cessé de provoquer la mienne. Et c’est pour cela que j’ai besoin de toi. »
« Tu n’as pas besoin de me demander pour m’utiliser, je ne suis que ton second visage, ta seconde conscience. »
« Je sais. Et nous gagneront. Je vais gagner. Je n’ai pas le choix. »
« Je te suivrais. Tu n’auras qu’à m’appeler. »
« Merci, Noire. »

Sa voix se tait et le silence ponctué des bruits de la ville plus bas reprend sa place. Le vent fait flotter ma veste et mes cheveux. J’inspire profondément l’air frais et délassant de la nuit, toujours bien plus pur que celui qu’on respire la journée, en marchant à travers les rues. Je sais qu’il me reste du chemin à faire, à commencer par ce que Soltan m’a proposé, son espèce de test de la mort. Enfin, on verra ça plus tard. Un cliquetis métallique me surprend et je me retourne pour apercevoir ma petite Archeomire, qui m’a timidement suivie jusqu’ici. Elle semble pour le moins interpellée par la conversation que je viens d’avoir avec moi-même. Mais pas effrayée. Je crois même qu’elle  est assez intelligente pour avoir compris par elle-même. Je m’approche doucement, faisant face à Hardie qui ne dévie pas ses yeux des miens.

« Hardie, toi aussi, tu l’as senti, n’est-ce pas? Ne t’en fais pas. Je sais ce que je fais… Plus que jamais. Et toi, te sens-tu prête, après tout ce temps? Tu en es capable. On ne s’est pas entrainés tant pour rien. Mais pour cela, tu dois me montrer que tu es prête à te faire entendre. »

Pour acquiescer, l’Archeomire s’éloigne de quelques mètres, et se met alors à briller de toutes ses forces. Elle tourne sur elle-même pour grandir, sa peau de métal luit de nouveau et elle devient alors une magnifique cloche ancestrale vers laquelle je m’avance. Nous sommes tous deux déterminés à reussir, cette fois. Je place ma main sur le metal froid qui lui sert d’enveloppe physique et laisse le lien télépathique se créer entre nous, comme les dernière fois, sauf que cette fois-ci la puissance d’Hardie s’est décuplée, elle fait au mieux pour la contrôler, mais elle serait presque trop forte pour que je reste ainsi plusieurs minutes. Pourtant, cela ne tarde pas à se stabiliser, et je peux enfin lui poser la question rituelle.

« Bien Hardie… Maintenant, dis moi… Es-tu prête? »

Une note métallique sort de la caisse de résonnance de la cloche, pour se moduler peu à peu, contrôle sa hauteur tandis que je lui communique encore par notre lien les sons à enchainer. Un « O » finit par sortir, d’une voix artificielle, robotique.

« O.. Ou.. Oui. »
« Magnifique, Hardie… Le plus dur est fait. »

Il nous faudra encore un entrainement conséquent pour qu’elle puisse articuler plus de mots encore. Mais j’ai confiance, elle y arrivera.