Lucas se réveilla en sursaut, en sueur, le coeur tambourinant dans la poitrine. Par réflexe, il porta machinalement son regard sur le radio réveil à sa gauche qui indiquait précisément 5 heures 53 minutes et 4 secondes, 5, 6, 7... Il regarda un instant les secondes puis les minutes défilaient sur le cadran en songeant à son rêve, toujours le même.

Six heures quatre, Lucas se redressa et jeta un coup d'oeil à la jeune femme allongée à ses côtés. Il posa une main sur son épaule et la secoua fébrilement.

" Dépêche toi, va t-en. "

Sans broncher, cette dernière se redressa et enfila un à un ses vêtements, sans dire un mot. Elle connaissait cet homme, elle avait déjà partagé plusieurs de ses nuits et si elle espérait à nouveau être étreinte par ses bras il fallait l'écouter et ne pas se poser de questions.
En effet, Lucas était ce genre d'homme, mystérieux, un peu dérangé et lunatique. Son charme naturel dû à ses cheveux noirs de jais et à ses yeux noisettes attiraient régulièrement de nouvelles conquêtes dans ses draps qui partageaient une nuit de plaisir avant de prendre la porte à la volée. Il ne les traitait pas mal, il ne les traitait pas bien, il faisait simplement ce que bon lui semblait. C'était mieux pour lui et plus sûre pour elles.

Dès que la jeune femme eu claqué la porte, mécontente, Lucas se redressa et se dirigea à pas lent vers la salle de bain de laquelle il ressortit une dizaine de minutes plus tard, vêtu de sa tenue habituelle de résistant. Il glissa à la hâte son masque dans un sac à dos qu'il s'empressa de jeter sur son épaule avant de quitter l'immeuble. Il était 6 heures 32 à sa montre lorsqu'il s'engouffra dans une ruelle et remonta jusqu'à une grande avenue. En quittant son studio ce matin-là, Lucas ignorait que toute son existence allait être bouleversée.

Quelques heures plus tard, Lucas était aplati sous une haie, son Zorua inconscient des les bras tandis qu'une dizaine d'hommes hurlaient des ordres à leurs pokémons afin de lui mettre la main dessus. Comment avait-il pu se retrouver dans cette situation ? Il était trop tard pour s'en préoccuper, le résistant cherchait à toute vitesse une solution afin de s'en sortir vivant. Soudain, alors que son regard se porta vers la droite, la fenêtre ouverte au deuxième étage lui apparut comme sa seule chance de survie.

Après avoir constaté que la voie était libre, le résistant s'extirpa en dehors de sa cachette et se précipita vers l'immeuble. Il glissa son Zorua dans son sweat afin de disposer de ses deux mains et avec une habileté étonnante il attrapa une branche d'arbre basse et s'élança dans l'ascension du feuillus. La plaie qui déchirait son épaule manqua de lui faire lâcher prise mais les voix des hommes du régime le força à tenir bon et après quelques minutes d'efforts ils se trouva sur le balcon de l'appartement. Prudemment, il se glissa à l'intérieur, prêt à faire face au moindre locataire mais à sa grande surprise le studio était vide.

Epuisé et à bout de force, Lucas se laissa glisser le long du mur, soulagé d'avoir échappé aux gardes. Il ferma les yeux, son pokémon toujours serré contre lui. Quelques minutes songea-t-il, seulement quelques minutes. De nombreuses blessures superficielles dues à des morsures avaient cisaillés ses vêtements et sa chaire mais la plaie qui lui tenaillé l'épaule, une vilaine attaque dard-venin l'avait atteint et le poison en petite quantité lui brûlait la peau. Malgré sa volonté de rester éveillé, le résistant blessé et affaibli sombra dans l'inconscience.

Alors qu'il sombre dans l'inconscient, Lucas perçoit une voix, une voix qui ne lui ait pas totalement inconnue. Elle tinte à son oreille et ravive en lui des souvenirs douloureux qu'il s'était efforcé d'enfuir profondément dans son esprit et dans son coeur. La mort de ses parents, la disparition de May et d'Adélia, son impuissance... A travers ses songes tout se répète à nouveau en boucle, comme un éternel recommencement. Et puis soudain, le visage souriant et attentionné de sa soeur envahit ses pensées. Elle l'invite à le suivre et il accepte mais il n'y parvient pas. Elle court, elle lui échappe, sans se retourner elle file droit devant elle et il reste impuissant à la regarder s'éloigner. Sa silhouette disparaît rapidement le laissant seul face à la sombre chimère de ses cauchemars.  

***

Le faible Zorua ouvrit une paupière et se redressa brusquement, prêt à se battre malgré ses pattes tremblants sous propre poids. Un grognement de surprise lui échappa lorsqu'il tomba nez à nez avec le Munna de la jeune fille. Gonflant son poitrail, le jeune pokémon tenta en vain de paraître féroce et se glissa furtivement vers son dresseur afin de se blottir contre ses jambes, ignorant la présence de la jeune fille. Le Zorua semblait déterminé à ne pas abandonner Lucas et à chaque mouvement qu'il percevait Sherlock émettait un grognement faible mais menaçant. Il tenta à plusieurs reprises d'utiliser sa capacité spéciale qui lui aurait permit de prendre l'apparence du vilain Grahyèna qu'il avait affronté précédemment mais il n'en avait pas la force alors il se contentait de paraître intimidant.

Subitement, alors que la jeune fille venait de glisser une paille dans sa bouche, Lucas se réveilla et aspira quelques gorgées avant de se mettre à tousser et d'en recracher une partie sur le tapis à sa droite. Sans réfléchir, le résistant frappa dans la bouteille qui s'arracha des mains de la jeune fille et se redressant précipitamment il l'attrapa à la gorge et la plaqua au sol, l'immobilisant à l'aide de son poids. Aveuglé par la peur et la haine qui le submergeait il lui fallut quelques minutes pour prendre conscience de son erreur et sentir le membre du Cradopaud le bousculer violemment afin de le forcer à relâcher la dresseuse qu'il avait pris pour un ennemi.

" Dés... Désolé... " articula-t-il la voix tremblante.

Désorienté, il s'écroula à nouveau le long du mur, réprimant quelques nausées il prit des grandes inspirations afin de se calmer. Chaque occupant de l'appartement le fixait avec défis, très en colère. Les pensées se bousculaient dans la tête de Lucas alors qu'il ne lâchait pas du regard la jeune femme allongée au centre de la pièce. Elle lui semblait extrêmement familière et lorsqu'elle se redressa, la ressemblance avec la petite fille de son rêve le frappa brutalement comme un coup à bout portant et lui coupa le souffle. Impossible se répéta-t-il plusieurs fois. C'est impossible, elle est... Elle est... Il s'était résigné à sa mort, depuis tellement de temps.

" A... "

Non, il ne devait pas. Elle n'était pas elle. Adélia était morte, morte. Il avait mis du temps à l'accepter alors pas question de sombrer à nouveau dans la folie. Morte se répéta-t-il une fois de plus pour s'en persuader. Ma soeur est morte. Il inspira à nouveau une grande bouffée d'air car il menaçait à tout instant de rendre son déjeuner sur le tapis de la dresseuse.  

Lucas regarda sans crainte le Cradopaud s'avancer, le point levé, certain que le Medhyena grognant à ses côtés prendrait la défense du résistant s'il se passait quoique se soit. Il fut cependant surpris de constater qu'il avait été stoppé dans son élan par l'attaque psycho du Gardevoir de la jeune fille et aux paroles de cette dernières, il souffla un instant et sa main droite caressa le flanc de son Pokémon qui continuait de montrer les crocs afin de l'intimer à reprendre sa forme initiale mais il n'en fit rien.

Contrairement à son Zorua, la dresseuse ne semblait montrer aucune crainte alors qu'à peine quelques minutes il avait failli la tuer, lui arracher la vie comme il en avait pris tant d'autres. Etait-elle inconsciente ou alors faisait-elle des efforts afin de ne pas laisser apparaître ses doutes ? Conaissait-elle les risques encourus pour porter assistance à un résistant ? Si tel était le cas elle ne sembla pas même un instant y prêter attention car elle le força à se rallonger, lui intimant de ne pas bouger. Lucas s'exécuta et ferma les yeux, sa tête tournait et son sang battait à ses tempes. Un instant il songea au service qu'il lui faudrait lui rendre, elle qui avait sauvé sa vie car sans nul doute, il n'aurait pas survécu seul. Le Vipélierre qui avait planté l'un de ses crochets dans sa chaire ne l'avait pas raté et malgré l'infime quantité de poison qui coulait dans ses veines cela suffisait.

Au contact de la compresse que lui applique le Gardevoir, Lucas sursaute et rouvre les yeux. Cependant, il ne cherche pas à se dégager, bien au contraire. Le toucher est doux et la fraîcheur de l'eau apaise ses maux. Il se laisse à nouveau emporter par l'inconscience quelques minutes et ne remarque pas la réaction du Gardevoir lorsque ce dernier vient effleurer sont front. Il perçoit quelques bribes de paroles 'sorti d'affaire', 'poison', 'couché' et presque instantanément, la douleur s'estompe. Quant à nouveau il lève ses paupières, la stupeur se lit sur son visage. Ce sourire que lui offre la jeune fille, il le connaît, il a vécu avec lui durant des années et des années qui lui paraissent désormais lointaines mais qui ont bercé son enfance. Tous ses doutes s'envolent. La crainte, la douleur, l'angoisse, le chagrin, le deuil... Tous ses sentiments sont balayés par la seule pensée qui occupe son esprit : c'est elle. Il essaye de se persuader du contraire mais à quoi bon ? Pourquoi tente-t-il de le faire d'ailleurs ? Elle n'est pas morte, elle est bien vivante, à côté de lui. Et elle lui sourit, comme avant. Il prend le temps de dessiner du regard chacun des traits de son visage, les comparant à la petite fille de ses souvenirs et constate qu'ils se sont affinés en grandissant. Ses cheveux longs tombent en cascade sur son dos et ses yeux légèrement bridés sont toujours animés de leur habituel éclat de vie. Elle est devenue belle, vraiment belle.

Mais brusquement, son esprit revient à la réalité et son coeur se scinde. Un partie souhaite la serrer dans ses bras quelques secondes, minutes, heures, jours... Et ne plus la lâcher de peur de la perdre à nouveau mais sa raison le pousse à se redresser. D'une main tremblante, il remet correctement son masque et se relève malgré les interdictions de la jeune fille.

" Merci ", articule-t-il.

Il serre les dents et se dirige d'un pas mal assuré vers le balcon. Il n'a pas envie de partir, son estomac se noue à chaque pas mais il n'est pas question de risquer de mettre sa vie en danger une minute de plus. Fréquenter un résistant ne lui apportera rien de bon. Dans le passé, il n'a pas été là pour la protéger, il ne fera pas deux fois la même erreur.    

Lucas ignore la remarque de la jeune fille et continue sa progression vers la sortie jusqu'à ce qu'une force inconnue le stop brusquement. Il reconnaît alors l'aura violette de l'attaque psycho que dirige sur lui le Gardevoir et lorsque cette dernière s'approche et lui retire d'un geste vif son masque, il est incapable de répliquer et étouffe un juron en se mordant la lèvre. Puisant dans le reste des forces il tente en vain de résister à la possession de l'ennemi et ses muscles se contractent de toutes ses forces lorsqu'il que le bas de son corps entame un demi-tour. Malgré tous ses efforts, il est trop tard et ce qu'il redoute le plus... Arrive.

" Lucas. "  

Elle se jette sur le résistant et elle l'étreint. Que doit-il faire ? Malgré la douleur ravivée par les embrassades de la jeune fille, son corps accepte la chaleur de ses bras. Elle répète son nom à nouveau mais Lucas n'ose pas poser ses yeux sur elle. Sous le poids de la dresseuse qui s'accroche désespérément à lui il s'écroule à genoux, l'entraînant dans sa chute. Ses bras pendant le long de son corps et son regard fuyant le sien. Comment pouvait-il une seule minute songer à l'enlacer ? A pleurer dans ses bras ? A la supplier de ne plus le quitter ? A lui raconter son passé ? A lui énumérer une par une chaque personne à qui il a arraché la vie ? Comment peut-il entrer dans sa vie sans la ruiner comme la sienne ? Inlassablement, son esprit répète en boucle toutes ses questions et refuse d'y faire face.

Toutefois, son âme ne clame pas le même discours, le passé n'a aucun pouvoir sur le présent et les larmes versées par sa soeur contre son épaule lui indiquent la voie. Il n'a pas le droit de lui faire ça. Sans plus de réflexion il pose ses yeux sur le jeune fille. Tu peux encore faire demi-tour. Il effleure sa joue du bout des doigts. Il n'est pas trop tard. Son bras se pose dans son dos et l'attire vers lui. Ne fais pas le même erreur. Une larme roule sur sa joue et il dépose un baiser le front de la jeune fille. Trop tard.

" Adélia, je suis désolé. Désolé... "

Désolé, répète-t-il à nouveau en la serrant de plus en plus fort contre lui, son corps entier tremblant sous l'émotion. Il a essayé de conserver son sang froid lorsqu'il a découvert sa véritable identité mais à présent, son masque est tombé et les sanglots de sa soeur le forçe à l'étreindre plus vivement. Ses souvenirs, ses repères, ses sentiments... Le brouillard s'estompe progressivement et l'enfer devient plus accueillant, plus chaleureux. Lucas a passé toutes ces années à repousser la moindre marque d'affection, d'émotion, d'attachement ou d'appréciation, il s'est efforcé de se concentrer sur son seul repère : la vengeance, aveugle à toute autre ambition. Alors, il se rend compte, à quel point il a besoin d'elle autant qu'elle a besoin de lui et à cette pensée son visage s'illumine d'un sourire béat qu'il adresse à la jeune fille. Ce même sourire qu'il accordait à sa mère, gamin, lorsqu'il avait fait une bêtise espérant ne pas s'attirer les foudres de sa mauvaise humeur.

" Ca fait un bail. ", murmura-t-il.

Ses dernières paroles m'arrachent un sanglot et comme réponse, je la serre plus fort, beaucoup plus fort. Mon étreinte est maladroite, nerveuse, insolite, brusque mais chaleureuse. Peu importe la douleur qui dévore mes membres et le sang qui tâche ses vêtements. A cet instant précis, je ne la lâcherai pour rien au monde. Je pose ma tête sur son épaule comme elle sur la mienne et j'essaye de contrôler les spasmes qui agite mon corps. Adélia. Adélia. Adé...

" Lia. "

Après de longues minutes qui me paraissent une éternité, je me redresse et je ramène mes bras le long de mon corps. Mes yeux croisent les siens. Il n'y a aucun doute à avoir. J'attrape son visage entre mes mains et je pose mon front contre le sien.  

" Ca fait combien de temps ? "

Je souris bêtement. Ca fait du bien, une bouffée d'air frais. Et brutalement, je réalise enfin tout ce dont j'avais manqué. Elle est mon tout. Et à nouveau je sanglote. Merde, merde, merde. J'essuie mes larmes du revers de mon bras et je m'écarte légèrement. J'essaye de me lever, je ne peux pas rester là indéfiniment à pleurer, je suis le grand frère, du moins j'essaye de m'en persuader. N'est-il pas étrange que votre destin qui vous a mis la tête à l'envers durant des années choisisse l'appartement de votre soeur pour vous y écrouler ? Je me met à rire affectueusement. C'est si drôle comme dans notre vie tout peut changer et si différemment de ce à quoi on s'attend. Soudain, les paroles d'une chanson que j'affectionne me reviennent à l'esprit : " Et si l’on croise le chemin, le regard d’un ange, l’émotion alors a le goût d’un rêve inespéré ". C'est ça, exactement ça.

Mon coeur bondit dans ma poitrine tandis que je vacille sous mon propre poids. Je serais incapable de dire si c'est à cause du choc émotionnel ou physique mais je songe à passer la nuit ici. D'abord parce que je ne veux pas la quitter, pas si vite. Cet instinct de protection qui vient de renaître en moi me hurle de ne plus la lâcher. J'ai déjà tué pour elle, par vengeance alors je recommencerais si besoin pour la protéger. La seconde raison est évidente, mes blessures me permettront de me traîner jusqu'au bout de la rue et pas de traverser la ville pour rentrer chez moi. Je soupire et résigné, je me rassois face à elle.

" Désolé pour ça. "

Je désigne.. Moi tout entier. Je ne suis pas vraiment présentable. Mes vêtements sont déchirés et tachés de sang, mes cheveux en pagailles tout comme mon visage son recouverts de terre et en plus de ça, j'ai failli mourir dans son salon. L'ironie de la situation m'étire les lèvres en un sourire amusé.

" Souris Adélia. "

J'ai changé. Chaque jour des centaines d'âmes côtoient la notre, il suffit de rencontrer la bonne. Et je le sais, je le sens, elle n'a pas seulement sauvé mon corps, elle a libéré mon esprit. Je vais devoir apprendre à redécouvrir ce côté oublié de moi-même, c'est certain.

Plus de six ans. Je continue de la fixer et je mords ma lèvre inférieure afin de ne pas verser de nouvelles larmes. J'ai tellement bridé mes sentiments qu'aujourd'hui il est m'est impossible de toutes les contenir, c'est bizarre, de pleurer je veux dire. Je n'avais pas sangloté autant depuis la nuit qui a suivi le choc. Je m'étais réveillé blessé et à bout de forces dans une cellule obscure, envahie par les ténèbres. Cette nuit là, la folie m'avait lentement rongée de l'intérieur, elle avait remuer le couteau dans chacune des plaies laissées par les sombres souvenirs de la journée, elle m'avait détruit, dévoré, anéanti, brisé. Mon âme n'était plus alors qu'une ribambelle de fragments gravitant dans un corps tout autant mutilé. Je frissonne en repensant à mon histoire, à ma vie, à mon passé sur lequel j'avais définitivement tiré un trait. Comment pourrais-je un jour lui raconter ?

Je me laisse conduire par ses bras qui m'allongent sur le sol. Le plancher est froid au contact de mon dos nu et je suis parcouru d'un frisson. Je regarde ses mains habiles soigner mes plaies les unes après les autres. Et ça alors ? Elle n'est pas dupe, elle sait déjà que je suis un résistant mais je ne me résoudrais jamais à lui faire part de la vie que j'ai traversé jusqu'ici, aux combats que j'ai mené et aux vies que j'ai privé de futur. J'angoisse, elle finira par me poser la question et alors... Moi, lui mentir ? Pour son bien ? Je ris intérieurement. Ce n'est plus une enfant pourtant j'ai envie de la protéger et de l'éloigner de l'univers dans lequel je suis entré. Ce n'est pas un monde pour elle qui semble si pure, si vivante. Je suppose que moi-même j'ai accepté de me lancer parce qu'elle n'était plus là, parce que je n'avais plus rien à quoi me rattacher, j'étais seul et l'isolement tue. Alors quitte à mourir que ma vie serve à revendiquer ma liberté et à venger mes proches.

Je suis tirée de mes pensées par sa voix, une douche ? Oh oui, l'eau chaude me calmera car même si je semble détendu, mon coeur tambourine dans ma poitrine, je ne contrôle plus rien. J'attends qu'elle est terminée, à manger ? Je n'ai pas faim, je suis encore pris de vertiges et de nausées, je pense que je suis incapable d'avaler quoique se soit avant demain, peut-être même plus tard. Mais je ne dis rien, si c'est pour elle alors je me forcerais, même un peu pour lui faire plaisir.

" Merci. "

Je la regarde se diriger vers la cuisine la cuisine et je réprime mon irrésistible envie de la suivre. Cependant, à mon tour je me lève et je me dirige vers la salle de bain, mon Zorua sur les talons. Je ferme derrière moi et je retire le reste des lambeaux de tissus qui me servent de vêtements. Comme je m'y attendais, la douche m'apaise et m'offre de nouvelles réflexions. Mon Zorua aussi semble apprécier de patauger dans l'évier, il se couche et se roule abondamment dans l'eau tiède que je lui ai préparé jusqu'à ce que sa fourrure crasseuse soit rincée de la tête aux pattes. Je souris bêtement. Je n'ai pas changé, je me retrouve petit à petit, à aimer les plaisirs simples.

Je sors de la douche, plus détendu, plus fatigué. La chaleur a atténué la douleur physique qui me maintenait vivement éveillé et nettoyé le sang qui maculait mon corps. Je me regarde quelques secondes dans le miroir : je suis toujours là, entier et c'est grâce à elle. Et elle, ce n'est pas n'importe qui, c'est ma soeur. Adélia. J'attrape machinalement une serviette pendue sur le séchoir et je frotte mes cheveux qui dégoulinent sur mes épaules. Chaque goutte qui tombe me fait frissonner alors je me dépêche de m'habiller et de sortir, mon Zorua sur les talons. Il a décidé de ne pas me décoller d'une semelle. Probablement ne fait-il pas encore confiance à Adélia ? Il sait lui comme j'ai souffert alors il se méfie, pour nous deux. Je veille sur lui et il fait attention à moi. Il sait ô combien je suis négligent et naïf dans mes moments de faiblesses.

Je suis Adélia qui me mène à la cuisine et je m'assois à côté d'elle. Sa tête vient trouver refuge sur mon épaule et à son contact je sursaute, le manque d'habitude probablement mais je souris de ma maladresse. J'attrape la cuillère à ma droite et je bois quelques gorgées de soupe qui m'ouvrent l'appétit.

" C'est délicieux. "

Je fais rarement la cuisine, je n'ai pas le temps. Je mange par-ci, par-là, j'ai la chance de ne pas prendre un gramme peu importe ce que j'avale, je soupçonne mes activités de résistants d'y être pour quelque chose. En y repensant, je la regarde et je sens qu'il est peut-être temps. Temps de lui dire, de lui avouer. Je ne pourrais pas lui cacher éternellement mais comment me résoudre à raconter la vérité ? La vie que j'ai vécu ? Me détestera-t-elle ? Aura-t-elle peur ? Si je lui raconte tout, comment songera-t-elle à moi ? Comme à un assassin ? L'angoisse me serre l'estomac tandis que je tourne et retourne mon esprit à la recherche d'une solution.

Soudain, elle prend la parole et me tire de mes pensées. Je l'écoute, le coeur au bord du vide. Je revois père se faire tuer, mère se faire enlever et Adélia disparaître sous mon regard... Carter ? Faust ? Mercedes ? Je bois ses paroles mais je ne suis pas content. A la fin de son récit je me laisse emporter, bêtement.

" Tu... Tu aurais dû rester loin d'ici avec Carter. Tu étais en sécurité, tu avais la vie devant toi. Et, et peu importe le temps que ça m'aurait pris mais je t'aurais retrouvé si tu étais en vie. Je... "

Je tremble, j'essaye de ne pas m'énerver sur elle, ce n'est pas sa faute, j'en aurai probablement fait autant mais quand même, ça me fout en rogne. De savoir qu'elle était en sécurité et qu'elle revenue ici, à Enola ou la guerre civile fait chaque jour plus de victime.

" Si on te met la main dessus, on te pendra. Comme mère ce jour-là. Sur la Grande Place, ici, à Amanil. Tu sais, quand on lui a passé la corde autour du cou, au lieu de supplier pour sa vie comme toute personne normale l'aurait fait, elle s'est contentée de clamer haut et fort ses opinions sans ciller, comme à son habitude. Elle était bien trop fière pour se soumettre. Je... "

Comme pour mon père, Adélia et May, je n'avais rien pu faire ce jour-là. Je l'avais regardé perdre la vie au milieu de la foule terrorisée qui dans un élan de courage avait clamé ses dernières paroles tandis que moi, impuissant je pleurais sa mort.

" Je ne veux pas revivre ça Adélia, tu comprends ? "

Elle pose sereinement une main sur mon épaule et aussitôt je me calme, j'ai été trop loin. Je n'avais pas le droit de le lui rappeler, de raviver ses chimères, j'ai dépassé les bornes. Brusquement, j'ai l'impression que les rôles se sont inversés, qu'elle est devenue la grande soeur et moi le petit frère, qu'elle veille sur moi comme j'ai veillé sur elle petite. Je suis égoïste, vraiment égoïste mais j'ai peur, je suis terrorisé. Elle est là aujourd'hui mais qu'en sera t-il demain, après demain, la semaine prochaine ? Ma respiration est saccadée, j'essaye de me calmer et de l'écouter. Je dois lutter contre moi-même pour ne pas lui couper la parole, pour ne pas tenter de la raisonner, pour ne pas lui raconter l'enfer que j'ai vécu ici.

" Adélia, je... "

Elle prend ma main avec une telle douceur que je me tais, je profite de ce contact dont je n'ai plus l'habitude. Ca fait du bien, cette chaleur, ce sentiment de ne plus être seul, de partager le poids de son passé. Je ferme les yeux et je profite de cet instant si rare, si absent depuis 7 ans. Et puis à nouveau, elle reprend son récit et une fois de plus ça me tue. Je ne veux pas entendre ça d'elle. Ce n'est pas en conservant sa fierté que l'on sauve un pays. La liberté ne se construit pas sur de la dignité. Peut-être que si mère n'avait pas été aussi impertinente elle aurait la vie sauve à l'heure qu'il est.

" Elle ne s'est pas battue pour nous, elle n'a rien fait. Elle est morte avec son audace sans avoir changé quoique se soit. Moi je ne comprend pas. Elle a donné sa vie pour un pays en guerre qui n'est pas capable de placer un pieds devant l'autre. Elle aurait mieux fait de supplier pour son existence. Alors elle aurait peut-être eu une chance. Ce n'est pas d'elle morte dont nous avions besoin. Son impétuosité aura eu raison d'elle et pour ça je lui en veux. Elle était bien trop fière. "

Je suis dur, trop dur. Je la regarde pleurer, devant moi sans savoir que faire réellement. J'approche ma main de son visage afin d'essuyer la larme qui coule le long de sa joue et je l'écoute continuer son récit, me pincer le coeur à chacune de ses répliques. Ce qu'elle dit est juste, tellement juste que ça m'agace de ne pas arriver à la ramener à la raison, à ma raison. Je sème la mort là où elle sauve la vie, ça me fait rire, un peu. Quelle ironie, songer que ça finirait comme ça. Puisqu'il en est ainsi, je n'ai pas le choix, sa mort me tuera.

" Très bien, ton moment sera le mien. "

Je suis moi aussi décidé, depuis que je l'ai retrouvé. Mon regard soutien le sien. Je ne la laisserais pas partir seule, jamais. Nous avons été séparé si longtemps que si elle doit quitter ce monde, moi aussi. Elle ne sera plus seule, plus jamais. J'attrape à mon tour sa main et je la tire vers moi, contre mon torse. Je la serre, fort et j'enfoui ma tête dans le creux de son cou afin de lui murmurer quelques mots à l'oreille.

" Je sais que tu ne seras pas d'accord avec ça mais c'est moi l'ainé, le grand frère et quoique tu dises ou que tu fasses, je te protégerais. Tu n'es peut-être plus la petite fille que j'ai connu il y 10 ans mais tu es toujours ma petite soeur et tu le resteras. Alors sois tranquille et repose toi sur moi, juste un peu, comme avant. "