« Dis… Est-ce que je peux t’appeler Dio? »

Dans cette enclave où il m’a fait prisonnière, l’ombre se retourne vers moi et me foudroie du regard. Son regard bleu et sauvage qui me fixe me rappelle inlassablement quelqu’un dont je me suis peut-être trop approchée. Et pourtant, à moi, je sais qu’il ne fera pas de mal comme il l‘a déjà fait à des tonnes de gens, d’anonymes plus ou moins innocents. Je ne sais pas depuis combien de temps j’y suis devenue indifférente. Le nombre de morts importe bien peu pour moi, je ne dois pas me voiler la face. Moi, ce qui me préoccupe, c’est lui, non pas ce qu’il a fait. Le grand Drascore qui se trouve face à moi m’observe d’un air plus effrayé et curieux que véritablement féroce, il ne comprend pas. Un nom? Pour lui qui n’a jamais eu le moindre repère, la moindre famille pour l’appeler par un patronyme quelconque?

« C’est pas drôle, de se sentir vide, comme ça, hein? Alors, au moins, je peux te donner un nom. Même si, en fait, tu m’auras peut-être bouffé demain. »

Je hausse les épaules et ramène mes genoux contre ma poitrine. Le grand scorpion ne cesse de me fixer. Je sais que j’ai cherché cette rencontre, finalement. J’ai arpenté ce désert, un peu près des ruines interdites, parfois, et il a surgi du sable, me cueillant au passage pour m’emmener dans cette prison de roche et de sable. Dehors, la tempête de sable fait rage.

« C’est le nom d’un mec cool, tu sais. Le chanteur d’un groupe que j’adore. Scorpion. Et comme tu m’fais un peu penser à un scorpion… bah, voila. Dio. »

Si j’en savais plus que je ne devrais, je trouverais ce surnom atrocement ironique, et je ne l’aurais probablement pas donné à ce Pokémon à l’air dangereux. Je ne sais pas ce que je vais devenir, mais il y a certainement quelque chose que je puisse faire pour échapper à mon triste sort. Les heures ou je pleurais recroquevillée sur moi-même à espérer que Alex vienne m’aider sont passées. Ce n’est pas le moment, en ce moment, peut-être même qu’il n’est plus. J’ai paniqué, le jour de cette émeute, à Amanil. J’ai laissé Ludwig à la ferme, et j’ai couru comme une lâche je ne sais où. Voila où j’en suis. Qu’est-ce que tu voulais faire en plein désert, Riku, hein? Peut-être que j’espérais le trouver, lui. Un danger pour me protéger d’un autre danger. Un moyen de trouver seule de la force. Au final, j’en suis réduite à causer avec un Pokémon qui va certainement faire de moi son prochain casse-croute. Tout ce qu’il fait, c’est bouffer pour survivre tant bien que mal. Dans ce désert trop vaste dans lequel il a l’air d’être bien seul.

« Dis… Est-ce que les tiens t’ont rejeté à cause de ton chromatisme? »

C’est cliché, je sais bien. Ripper, mon Charkos, n’a pas eu à souffrir de ce genre de chose, lui, n’étant pas spécialement commun de toute manière. Les Pokémon sauvages ont un mode de vie bien différent, et même si j’imagine que les Drascores sont une espèce plutôt individualiste, il doit certainement y avoir des histoires d’alliance, de meutes plus ou moins claires. Et puis, les nombreuses cicatrices plus ou moins neuves qui couvrent le corps du Pokémon poison témoignent que sa vie ne doit pas être aisée tous les jours. Il doit se battre sans arrêt. Néanmoins, ma dernière remarque semble le piquer au vif, et le voila qui se rapproche, agressif. Je soupire. Bordel, je n’ai pas vécu tout ça, et pourtant, je peux parfaitement voir ce qu’il ressent.

« Je prétends pas te comprendre complètement. Mais je connais quelqu’un qui te ressemble, et franchement, vous devriez… J’sais pas. On peut rien vous demander, à vous, on a juste à attendre en espérant que vous soyez de bonne humeur le jour ou on a un truc plus ou moins sérieux à vous demander. Histoire de pas se faire zigouiller, tu vois. J’juge pas, hein, chacun son truc, et j’ai jamais été très diplomatique non plus. A la limite, je préfère me recevoir des chaises à la gueule que discuter des heures. C’est plus franc. Et si vous croyez que c’est pas révélateur… Bah vous vous foutez l’doigt dans l’œil jusqu’au trognon, mes pépères.»

Cette fois, le Drascore recule d’un pas, visiblement intrigué, et ne semble pas comprendre mes expression plus ou moins orthodoxe, mêlées dans un discours un peu plus long que mes phrases habituelles.

« Bref, j’espère que tu crois pas me faire peur. Parce que malheureusement, je fréquente des mecs flippants tous les jours, moi, et j’m’y suis habituée. Ptet que ça veut dire que je suis tarée aussi, mais j’men fous. Faut croire que je sais y faire, avec vous, hein! Avec vous, en fait, il suffit de vouloir comprendre, même si c’est aussi pénible que torcher le cul d’un Grindur. Ou alors j’ai juste le truc. Derrière tout ça, y’a juste une toute petite faille qui permet de tout éclairer, tu vois? Suffit de voir la faille. Bref… Après ça, tu vas encore me bouffer? Ou alors tu vas venir avec moi? Enfin, quand la tempête sera finie, hein. D’ici là, tu crois que tu pourras tenir ta faim? J’ai un reste de sandwich, si tu veux. »

Je me sens fatiguée, je vais m’endormir, si ça continue. Et peut-être que ce sera pour jamais me réveiller, si ce gaillard me préfère au reste de sandwich que je viens de lui refiler. Raaaah… Préfère pas crever comme ça, moi. Pourtant, ma tête tombe, se fout complètement de mon avis, et mes paupières s’alourdissent. Mais c’est alors qu’une ombre s’affiche à l’entrée de la grotte. Une ombre humaine. Le Drascore se retourne et rugit sur le nouvel arrivant.

« Alex? C’est toi? »

Fis-je, d’un ton dubitatif. Il est probable que je voie des mirages. Au côté de l’ombre, une autre, plus large que grande. Je reconnais ce Grolem, et avec lui, Shizune. Qu’est-ce qu’elle fout là? C’est à peine si je la connais, cette fille, pourquoi est-ce qu’elle serait venue à ma rescousse? Et surtout, comment m’a-t-elle trouvée? Dio, lui, se retourne en grognant, et va pour se jeter sur l’humaine et son allié, propulsant le Grolem dans le sable. La japonaise parvient à rouler sur le sol et se relève aussitôt de manière féline et athlétique, pour venir vers moi.

« Bordel, je t’ai enfin trouvée! Qu’est-ce t’es allée foutre dans les désert, hein? Soltan m’a demandé de te suivre au cas où il te venait de faire une connerie… Il a bien fait. Bon, bouges tes fesses, on a pas toute la journée, surtout avec ce mastodonte zarbe, là… »

Je ne trouve rien à répondre, alors qu’elle me force à me lever, et que Dio se dresse face à nous. Visiblement, le Drascore refuse que nous partions. Plutôt, il refuse de laisser partir son repas, ce serait plus réaliste. La grande brune n’a pas besoin de trois secondes pour trouver une ouverture, et se jette sous les griffes de notre adversaire. Et moi, je ne sais pas quoi faire. J’ai pas envie de le laisser ici! Il sera seul à nouveau. Aussi, alors que Shizune allait sauter à nouveau, je me détache d’elle et reviens en travers du chemin du Drascore.

« Espèce d’idiote, tu veux crever ou quoi?! »

Elle appelle son Grolem, et ce dernier se jette sur Dio. Shizune, quant à elle, sort un pistolet de son holster planqué sous sa longue veste, et vise le Drascore furieux. Furieux car on va m’enlever à lui, je le sais. La lumière dans ses yeux était peut-être indéchiffrable pour les personnes extérieures, mais j’ai décelé en lui un véritable envie de se joindre à moi, mes paroles auront su le toucher.

« SHIZUNE, SI TU LE TOUCHES JE TE DÉTRUIS, BITCH! »

J’hurle en me jetant au devant du grand scorpion rougeâtre, et fais barrière de mon corps, alors que Shizune s’apprêtait à tirer. Elle écarquille les yeux et relève immédiatement son arme… Et alors, les griffes de Dio manquent de la lacérer de très près. Une coupure barre tout de même son bras, et la japonaise ne semble absolument pas satisfaite de la tournure des évènements…

« A quoi tu joues?! »
« Rappelles ton gros caillou, si je suis là, il fera rien, ok ? Et vires ce flingue de ma vue! Quant à toi, Dio… »

Sévère, j’observe le Drascore, décidée.

« Tu nous bouffes tous maintenant, ou bien tu viens avec moi. Y’a pas d’alternatives! »

Le ton que j’emploie semble suffire pour me faire comprendre du Pokémon chromatique. Je refais volte-face pour me retrouver face à Shizune, cette dernière grogne mais semble plus calme que tout à l’heure. Ouf, elle va pas me tuer en conséquence de son agacement. Cresselia est généreuse, aujourd’hui, décidément. Elle a rappelé son Grolem, et le calme est revenu, mon message semble être passé. Alors que tout semble être revenu au calme et que la tempête de sable commence à se tasser au dehors, un profond malaise me prend soudainement, sans que je puisse identifier sa provenance. La vue du sang, que ce soit en réalité ou dans les films ne m’a jamais été spécialement pénible, mais simplement regarder la coupure pourtant peu profonde que Shizune est en train de traiter sur son propre bras m’emplit d’un angoisse sans précèdent. J’ai… J’ai l’impression d’avoir déjà vu ça. Le sang… c’est comme si cette scène m’était familière. Je ne peux détacher mon regard, et des images en désordre passent dans ma tête, des visages inconnus, les visages des personnes qui m’entourent désormais, amis, ennemis… Je titube et tombe contre le Drascore placé derrière moi.

« C’est quoi… Ce bordel…? »
« Riku… ? Eh, ma grosse, me fais pas le coup de tomber dans les vapes, là, faut y aller! »

La brune me secoue et me permet de rester plus ou moins éveillée. Son visage, son expression m’est terriblement familière. Mais d’où ça me vient? La tête me tourne, et je tremble, j’ai soudain froid. Pourtant, je reste consciente, et je sens Dio qui me soutient.

« Riku ! Réponds, putain! Bordel, cet abruti de fermier va me tuer si tu reviens et que t’es pas consciente! »
« Ça va je… C’était bizarre, j’ai vu… Je sais pu. C’était comme si je- Non, rien, laisses tomber. »

J’ai aucune idée de ce que j’ai vu, mais je sens que c’était important. Je ne fais pas encore assez confiance à Shizune pour lui confier quoique ce soit, présentement. A vrai dire, je ne sais pas si j’ai envie de confier ça à quiconque. Je vais oublier, ouais. Tout oublier. J’aurais bientôt bien d'autres chats à fouetter.

Nous avons finalement regagné la ferme dans la fin de soirée, après avoir attendu que la tempête se soit calmée, et le temps de faire ce voyage de retour. Le Drascore chromatique a fini par se décider à me suivre, il semble encore totalement perdu. Soltan m’a fait sa scène de vieux con lorsqu’il m’a revu, mais on peut dire qu’il semblait rassuré. N’empêche que comme il avait une vache qui mettait bas, il avait envoyé sa nana à sa place… Logique de fermier. Son comportement et la façon dont il m’invita à rester manger avec Ludwig parvint cependant à m’arracher un sourire, et je mettais mon malaise encore lattent sur le compte de la faim. Alors qu’en réalité, je ne ressentais aucunement le besoin d’avaler le moindre truc. Le diner terminé, je sortais me promener un moment avec mon nouvel allié, nous avions l’air tous les deux complètement perdus. Vivement qu’Alex rentre d’Amanil, j’ai envie de penser à autre chose.

« Peut-être que toi, tu préférerais oublié ce qui s’est passé avant… Mais moi, là, tu vois… Je sais pas si j’aimerais m’en rappeler… »

Fis-je seulement, me confiant au Drascore sans être certaine une seconde qu’il puisse me comprendre. Néanmoins, on en est là. J’arrive pour une fois à retenir mes larmes. Non. Pas avant d’avoir compris. Pas avant d’avoir décidé si je veux comprendre. Et pour ça, je veux prendre mon temps, et découvrir ce monde que je vois sous un nouveau jour depuis plusieurs semaines, maintenant que tout s'est calmé.