Puppyception

Tristan Weber

« Comment ça, 'ses souvenirs ont disparus' ? »
« Envolés, Tristan. Il ne reste plus rien. »

Le ton grave de l'Enodril me glace, en même temps que la nouvelle me surprend, et m'attriste. Sûrement comme lui lorsqu'il l'a su, j'ose à peine y croire. Natsume, amnésique ? Comment cela se peut ? Nous avons passé des semaines à sa recherche, et nous le retrouvons sans souvenirs, sans rien ? Le coup est dur à supporter. Je ne veux même pas imaginer la douleur que Samaël a dû ressentir en découvrant la blessante vérité. J'affectionne beaucoup l'éleveur. Toutes les fois où je suis allé chez Faust, j'en profitais pour discuter un peu avec lui afin de partager mon expérience et mon savoir, hérités des propres connaissances que mon père m'a transmises. J'avais l'impression que je pouvais parler des heures de ma passion pour l'élevage sans penser que je pourrais être ennuyeux vis-à-vis de mon interlocuteur. Mais le Shimomura buvait mes paroles avec une attention et une soif d'apprendre débordantes.
J'étais touché, comme Adélia et ma famille, par sa disparition. Il s'agit de l'élève de Mina, après tout, et du petit ami de Sam. Celui-ci, en compagnie de Dalhia et Seth, une semaine après avoir retrouvé le japonais, est venu aujourd'hui m'informer de ce qui s'était passé. En le voyant débarquer, j'ignorais à quoi m'attendre, pour tout dire. Il semblait aller légèrement mieux, mais tout en étant loin d'être remis de son état mental critique dans lequel il était plongé depuis l'absence du lapin. Pas un seul sourire toutefois, et en voyant la Démolosse et le Grahyèna à ses côtés, j'ai d'abord cru qu'il les avait juste escortés jusqu'à la pension pour qu'ils voient l'Oeuf qu'ils m'ont confiés. Mais à l'expression sinistre du compétiteur, j'ai deviné qu'il devait me parler de quelque chose. Je me doutais que Natsume ne serait pas étranger à son sujet de conversation, comme c'est bien la seule chose qui le préoccupait ses derniers temps, ayant même oublié momentanément son parcours à la Ligue pour se concentrer sur les recherches.

Assis tous deux autour de la table de la cuisine, à une heure tardive quelconque que je ne prends même pas la peine de vérifier, mon regard s'aventure dans le vide, sans trop savoir quoi dire à l'Enodril. Il n'attend rien de moi, évidemment, il m'a juste rendu visite pour me tenir au courant, mais je me retrouve embêté pour lui, à devoir se retrouver face à une situation qui n'était clairement pas prévue au programme. Ni lui, ni moi, ni personne n'aurait pu imaginer qu'un événement lambda aurait pu affecter à ce point Natsume, au point de lui enlever tous les souvenirs qu'il possédait de son passé, ne laissant que le nom de ses serpents, des rudiments en matière de soin et d'élevage Pokémon, et quelques flashs qui lui reviennent en tête mais qui n'ont aucun sens pour lui. Sans parler du fait qu'il fait apparemment parti de la Résistance ; une inquiétude de plus pour le jeune nounours en face de moi qui se triture les doigts de manière nerveuse en tremblant très légèrement des mains. Il s'accommode peu à peu à sa situation, je me doute qu'en parler reste toujours délicat car il doit véritablement prendre conscience de ce qui est en train d'arriver.

« Alors... Pour lui, nous ne sortons plus ensemble. Jusqu'à ce qu'il retrouve sa mémoire, j'ai décidé que je serais seulement considéré comme un ami proche. »

Un sursaut m'échappe, et je le regarde avec de grands yeux dans lesquels se lisent la surprise et le chagrin. C'est sans doute la meilleure chose à faire, quand j'y pense ; car l'éleveur chercherait probablement à l'éviter si jamais il découvrait que l'Enodril était son petit ami. Cela signifie que, durant une durée indéterminée, Samaël devra emprisonner ses véritables sentiments pour les cacher à Natsume, au risque de faire face à une situation encore plus compliquée, autant pour le Shimomura que pour lui. Je crois que je n'ai jamais été aussi ravi de ne pas être à sa place. Quelle douleur ce serait de devoir supporter le fait qu'Adélia ne se souvienne même plus de moi... J'ignore comment je réagirais. Je tente toujours de relativiser, mais cela reste dur, et j'imagine que ça doit faire mal, d'être dans sa situation.
J'aimerais tellement lui venir en aide, comme il l'a déjà fait pour moi des millions de fois. Mais je n'ai rien pour résoudre son problème actuel, si ce n'est mon soutien. Je le trouve très courageux de supporter cette étape, étant le seul à devoir changer qui il est vraiment aux yeux de Natsume alors que les autres n'en ont pas besoin, simplement parce qu'ils seraient tous les deux embarrassés et qu'il y ait des chances pour que cela éloigne davantage le Shimomura.

« Sam...
- Tu n'es pas Arceus, Tristan, je le sais bien. Je ne suis pas venu pour te demander conseil ou pleurer mon sort à ta porte ; juste te mettre au courant. »

Le jeune dresseur se lève en silence, une expression neutre sur le visage, qu'on aurait cru volé, tant elle ne lui ressemble guère d'ordinaire. L'Enodril est rarement inexpressif. Quand il n'est pas triste ou en colère, il est plutôt gai et enjoué. Le voir dans cet état provoque en moi un pincement au cœur, que j'aimerais apaiser par n'importe quel moyen. Cependant je suis bien le plus impuissant face aux événements, car le compétiteur, Faust et les autres qui sont plus proches de l'éleveur arriveront sans doute mieux à lui faire retrouver sa mémoire si seulement ils y arrivent un jour ; ce que je souhaite fortement, car j'aime bien le lapin, moi aussi.
Je me lève à mon tour.

« Mais... Et si... Et s'il ne retrouve jamais la mémoire ? »

Samaël me regarde sans répondre, avant de baisser les yeux et de se tourner vers la fenêtre où les dernières traces du soleil couchant se font percevoir, laissant sa belle couleur orangée se fondre peu à peu dans le bleu étoilé de la nuit qui ne saurait tarder. Ma question est loin d'être simple, je m'en rends compte, et j'ai moi-même peur que ma propre pensée se réalise. Néanmoins je me demande s'il a envisagé cette possibilité. Sans doute qu'il refuse d'y songer, mais si jamais... si jamais...
Les prunelles dorées de l'autre ne quittent pas la voûte céleste, semblant fixer un point à l'horizon qu'il est le seul à voir. Ses sourcils se froncent un peu, et il devient tout à coup pensif. Au bout de quelques secondes, il finit par sourire légèrement avant d'obliquer la tête en ma direction. Toujours sur son visage, ce même mélange de mélancolie et d'un peu d'espérance.

Sur le point de me répondre, l'adolescent est arrêté par un bruit sourd près de nous qui me fait sursauter. Katara apparaît à l'encadrement de la porte et accoure comme elle le peut à notre rencontre, affolée, nous demandant de la suivre sur-le-champ. Un hoquet m'échappe quand je comprends que l'Oeuf est sur le point d'éclore. Je me tourne vers le dresseur, qui a lui aussi deviné, et nous suivons tous deux la Lilia à l'endroit où je dispose tous les Oeufs que je garde. Celui de Dalhia et de Seth repose au milieu, dans une couveuse bien confortable que j'ouvre immédiatement pour en sortir le contenu. Kya m'apporte aussitôt une couverture douillette où je dépose la coquille le plus délicatement possible, avant de m'installer au sol afin que tout le monde puisse assister à la naissance.

Impatients, je vois les queues de Dalhia et Seth s'agiter frénétiquement, leurs regards anxieux fixant leur Oeuf en essayant de garder une distance raisonnable afin que leur petit puisse se libérer tranquillement. Agitée, Samaël et Iroh tentent de rassurer la chienne des enfers, le premier en lui adressant des caresses réconfortantes, le deuxième en lui donnant des petits tapotements sur l'épaule, car la future mère ne tient plus en place et laisse son compagnon se coller à elle. Elle a sans doute besoin de sa chaleur (ironique quand il s'agit d'une Démolosse) durant ce moment pour éviter de paniquer à la moindre fissure.
Une première brisure se forme, suivie par d'autres, provoquées par des tremblements de plus en plus fort venant de l'intérieur de l'Oeuf. Celui-ci, à force d'être secoué, fini par tomber sur le côté, séparant un premier morceau de coquille du reste, laissant apercevoir une minuscule patte arrière de Malosse. Le cœur battant, j'assiste à cette naissance, comme tant d'autres avant, un sourire attendri aux lèvres. Je crois que c'est la partie la plus plaisante de mon métier. Voir des Pokémons naître, puis grandir et s'épanouir en les guidant afin qu'ils ne se perdent pas en chemin, un peu comme des enfants. Mais le meilleur, c'est de voir le regard des parents sur leur progéniture. Ceux de Dalhia et Seth nous font craquer, Sam et moi, tant ils sont touchants. Je crois bien que c'est la première fois que nous voyons tous deux l'alliée de Faust dans cet état. Avant d'être la courageuse et puissante Démolosse que l'île entière connaît, elle sera désormais, avant tout, une mère pour ce jeune mâle qui se découvre peu à peu. Avec un peu d'aide de ma part et de celle de ses géniteurs, nous aidons à éloigner les morceaux de coquille fissurée pour ne pas qu'il trébuche dessus. Enfin, il s'extirpe complètement de son ancienne 'prison', dévoilant sa petite tête, et cherche aussitôt ses parents, qu'il reconnaît dès qu'il les aperçoit.
Avec douceur, si Dalhia semble hésiter au début, peu sûre d'elle, les deux Pokémons canins viennent finalement donner des coups de langue à leur nouveau-né avec une affection débordante qui me fait ronronner de l'intérieur, tant le cadre est agréable à regarder. Même l'Enodril semble avoir momentanément oublié son problème actuel pour se laisser émouvoir par la scène plus que touchante que nous offre la petite famille.

« J'ai hâte de tout raconter à Faust. »

Son sourire s'est fait plus tendre et sincère. Cela change de la tronche déprimée qu'il tirait tout à l'heure. Je préfère largement le voir comme ça ; au moins, je le reconnais mieux. Cette naissance était sans doute ce qu'il nous fallait pour nous remonter un peu le moral, et nul doute que le Donovan sera impatient de voir la bouille du petit de Dalhia. Mako, c'est un nom qui lui irait bien, non ?
Je scrute quelques secondes le dresseur à mes côtés, repensant soudainement à sa condition. Ces moments de répits doivent être devenus rares, pour lui, avec un copain amnésique qui suscite chez lui une tristesse et une incompréhension qui le taraudent.

« Je suis sûr... que Natsume retrouvera la mémoire. »

Surpris, mon interlocuteur cligne des yeux en m'observant, avant de reprendre un sourire serein, mais distordu par une mince courbe qui révèle sa peine sortante. Je ne sais pas trop pourquoi je me suis à dire ça, d'un coup, mais j'ai eu un bref moment pendant lequel j'étais convaincu de ce que j'avançais et que cela ne pouvait en être autrement.

« Oui. Mais ce n'est pas seulement d'anciens souvenirs, dont il a besoin. Je ferais en sorte de lui en créer de nouveaux, et des merveilleux. »

Le jeune Mako émet de petits jappements énergiques et joyeux, quémandant des caresses de ma part également, ce que je lui offre sans hésiter, ne pouvant rien lui refuser devant son regard craquant. Eh bien ça y est, le chiot a un chiot, maintenant. Et il faudra vite prévenir un certain Conseiller.

« En fait... Il y a une autre raison pour laquelle je suis venu. »

Il sort bientôt de sa poche une Poké Ball qu'il me tend. Je prends l'objet, curieux, me demandant ce qu'il contient, sans vraiment comprendre. Alors qu'il me fait signe de l'ouvrir, je m'exécute et apparaît devant moi un Nanméouie que je n'avais jamais vu. Les yeux brillants, mais la tête penchée sur le côté d'un air interrogateur, le compétiteur, amusé, ne tarde pas à répondre à mes questions internes.

« Natsume l'a capturé par hasard. Avant de perdre la mémoire, il voulait te le confier. Il me semblait que tu en voulais un, non ? »

Je ne m'attendais pas du tout à ça, mais c'est vrai. Cela fait des mois que je suis à la recherche d'un Nanméouie, car ces Pokémons peuvent apporter un réel soutien à ma profession, et que je les trouve tout à fait fascinants. Touché par l'attention de l'éleveur et au fait qu'il ait pu penser à moi pour m'en occuper, je m'approche du Pokémon pour lui serrer la patte le plus amicalement possible.

« Enchanté, Nanméouie. Si tu veux bien m'épauler à partir de maintenant, alors je te nommerai Bolin. »