De l'art de l'entêtement

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« Nagisa !
- Oh seigneur, fous-moi la paix, toi. »

À chaque fois, c'est la même chose. Lorsqu'ils finissent par discuter des résultats de leurs recherches, la japonaise finit toujours par perdre patience et par envoyer chier tout le monde avant de partir en claquant la porte, de plus en plus épuisée par le manque de résultats. Presque cinquante jours depuis la disparition de son petit frère et rien, absolument rien n'a été trouvé. Selon Faust, et Isaac suspectait fortement qu'il ait été voir Winter pour l'apprendre, il y avait de faibles chances qu'il se soit retrouvé en milieu d'un affrontement. Ce ne serait pas illogique, mais ce que cela impliquait était tellement insupportable que personne n'osait vraiment y penser sérieusement. Il ne restait plus beaucoup d'options. Soit il était retenu quelque part contre son gré, bien que les recherches de Samaël avaient prouvé que ce n'était pas par le régime dans ce cas, soit il s'agissait d'un choix volontaire de sa part, soit, hé bien... Disons que la première personne qui oserait prononcer l'hypothèse aurait le droit à des regards tout bonnement assassins. L'hypothèse, toutefois, n'avait pas besoin d'être énoncée pour être connue de tous et elle prenait de plus en plus de poids dans les esprits au fil des jours. Inutile de dire que l'humeur n'était pas au beau fixe.

Isaac était peut-être le seul chez qui la peine ne commençait pas à se lire même dans le lange corporel de tous les jours. Sans doute était-ce parce qu'il n'était pas aussi lié à Natsume ou que les autres, ou alors parce qu'il en avait l'habitude, en quelque sorte. Lui s'était toujours plus ou moins distancé de tout le monde, avec une discrétion exemplaire, ne gardant que trois ou quatre liens proches, tout au plus. Oh, il était le bon pote, le mec sympa à qui on parle et avec qui on déconne bien le temps de faire, mais jamais plus, il y veillait. Mais pourtant la disparition du gamin, car il resterait toujours le sale gosse qu'il voyait grandir au même titre que son meilleur ami qu'il voyait vieillir, le touchait. Plus discrètement, certes, mais c'était à chaque fois qu'il se levait et ne le trouvait pas en train de déjeuner silencieusement au premier étage, toujours levé à l'aube et le nez coincé dans un bouquin, en lui laissant profiter du calme qui subsistait jusqu'au réveil de Faust. Ou de ces fois où il ne l'entendait pas commenter avec une répartie plus ou moins bonne, en fonction de son humeur, les catastrophes que provoquaient Isaac et Faust.

Néanmoins, il ne pouvait pas non plus accepter sans rien dire que Nagisa continue de défouler sa frustration sur le châtain, qui, effondré psychologiquement et dans un état d'instabilité totale, ne se défendait jamais, sûrement persuadé que tous ses reproches étaient entièrement fondés. Mais il n'arrivait pas non plus à riposter, car au fond, il ne pouvait que comprendre. Bien, bien trop, et bien plus qu'il ne l'aurait voulu...
Ignorant les interrogations de la Léopardus de Faust qui les suivait, rendue curieuse par ce qui se passait, il expira brutalement. Patience, patience et patience. L'énerver encore plus quand elle semblait à deux doigts de massacrer des chatons n'était pas une bonne idée.

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« Tu réalises que je suis à côté de toi depuis cinq minutes, hein ?
- Un peu comme un vieux stalkeur, ouais, mais j'essaie d'ignorer l'odeur. »

Isaac leva les yeux au ciel, pas franchement d'humeur à entendre des sarcasmes. Sa patience était d'ordinaire légendaire sur ce genre de choses, mais il n'avait pas vraiment envie de rentrer dans son jeu et sa répartie n'était pas vraiment à son beau fixe. La Léopardus de Faust les suivait sans rien dire, rendue confuse par ces frasques humaines incompréhensibles.

« Si tu veux me faire la morale...
- C'est pas mon intention, mais si tu voulais bien m'écou-
- Non. »

Retenant très fortement l'envie de renverser une table qui lui traversait l'esprit depuis quelques secondes, le suédois inspira et expira comme si tout était normal, en cherchant au fond de lui ce calme et ce flegme qui lui servaient tant dans son métier. Mais difficile d'aborder quelque chose d'aussi personnel d'un point de vue professionnel, il sait bien que c'est complètement impossible.

« T'as vraiment décidé que t'allais te défouler sur tout le monde ? C'est sûr que c'est productif, ça va avancer les recherches, j'suis sûr que l'odeur de l'aigreur ça va le ramener. »

Mauvaise idée, il est au courant, et à l'instant même où elle lui adresse un regard assassin, il comprend qu'il a dépassé une ligne rouge. Au moins, il a capté son attention, et il aurait presque honte d'en être fier, mais à ce stade c'était peut-être la première fois qu'il arrivait à le faire depuis tout à l'heure.

« J'ai pas demandé à ce qu'on me donne une putain de leçon de morale. Remballe tes grands discours et occupe-toi de tes oignons.
- Ce sont mes oignons depuis que j'aime bien ce sale gosse et que tu traites le type qui se trouve être mon meilleur ami.
- Oh mais va l'épouser au lieu de geindre sur moi, à la fin.
- Fin, l'argumentaire. T'as bossé en thèse dessus pendant trois ans ? »

La situation dégénère. Malheureusement il n'a pas d'autre choix et espère juste qu'elle finira par en avoir marre et qu'il pourra alors prendre la parole. C'est une tactique dont il a l'habitude de faire usage avec Faust, et que ça marche ou pas, c'est tout ce qu'il peut essayer de faire en attendant.
Nagisa leva les yeux au ciel, exaspérée, et se retourna sans rien dire.

« Tu pourras m'envoyer chier dès que j'aurai fini de discuter avec toi. »

La nippone ne s'embêta à lui offrir un regard hautement méprisant. Pas qu'il se serait attendu à autre chose d'un côté.

« Après ce qui s'est passé l'année dernière, moi et le gamin, on a causé un peu à ton sujet. »

Silence. Durant un instant, la brune s'est ralentie, les yeux un peu plus attentifs, le visage paralysé dans une expression qui ne pouvait lui permettre de nier son intérêt soudain. Victoire.

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Utiliser le gamin pour capter son attention n'est pas très reluisant, il l'avouera. Il sait à quel point la disparition de celui-ci a heurté Nagisa, même si il ne la connaît que de vu, et encore. Il faudrait être complètement aveugle ou stupide pour ne pas voir qu'elle bouillonne de l'intérieur. Mais même si il compatit à sa douleur, il ne veut pas lui laisser tous les droits non plus. Ses efforts pour maintenir Faust en dehors de la folie et pour essayer de redonner du moral à cette maison qui semblait étrangement froide ces derniers temps ne pouvaient pas être brisés par les caprices de la jeune femme. Tant pis, il s'excuserait si jamais la situation se calmait, mais il ne pouvait plus laisser tomber maintenant.
Désolé, mais je vais rompre ma promesse, Natsu. C'est pour le bien de tout le monde.

« Il ne te déteste pas. »

Nagisa ne réagit pas, comme si elle n'écoutait pas, le regard distant et fuyant, soudainement bien moins prompte à parler. Rien d'étonnant en soi, vu qu'il vient d'attaquer un sujet extrêmement sensible à un moment où celui-ci ne peut pas être plus difficile à vivre pour elle. Néanmoins, il n'arrive pas non plus à la regarder, légèrement honteux de révéler ce qu'il avait pourtant promis de garder secret. Mais à sa grande surprise, la brune finit par reprendre la parole avant lui.

« Tu crois que je ne le sais pas ? »

Son ton est acide, mais moins porteur d'énergie que tout à l'heure. Il n'y a plus cette agressivité et cette brutalité qu'elle s'acharnait à lui opposer, mais son regard s'est assombri, plus creux et las.

« Je m'en suis occupé pendant des années. Il a peut-être changé depuis qu'il est arrivé ici, mais je le connais mieux que moi-même. Il est rancunier, mais haïr quelqu'un ? Ne me fais pas rire. »

Au final, plus elle parle, et plus sa voix s'est calmée. Isaac ne sait pas si elle l'a laissé de côté ou si elle est tout simplement fatigué. L'un comme l'autre est possible, mais il est pourtant intimement persuadé qu'il s'agit d'un mélange des deux. Il ne fait rien remarquer, ne souhaitant pas la pousser dans ses retranchements et ainsi perdre le peu de progrès qu'il a réussi à faire. Néanmoins, un doute l'habite, et il fronce les sourcils, perplexe. Sur le coup, il ne peut se retenir de parler ; la question est trop brûlante dans son esprit.

« Mais si tu le savais, alors pourquoi est-ce que tu n'as jamais cherché à reve- »

Elle n'aura pas besoin de répondre. Sûrement qu'elle ne l'aurait pas fait, d'ailleurs. Rien qu'en posant son interrogation à haute voix, il a déjà sa réponse ; elle a détourné la tête, brusquement, en gardant le silence. Conscient que le faire remarquer serait marcher sur une glace très fine, il fit ce qu'il pu pour rester vague.

« Il n'était pas le seul à s'en vouloir, visiblement. »

Nagisa leva les yeux au ciel, une expression agacée sur son visage, même si elle n'était là que pour la forme. Isaac gloussa, ce qui lui fit devenir la cible d'un regard assassin.

« C'est marrant, quand on y pense...
- Quoi, le Moufouette qui s'éclate sur tes jambes ? »

Le visage du suédois perdit d'un seul coup toute l'assurance qui s'y trouvait et il dégagea alors la bestiole en secouant sa jambe, l'air passablement agacé.

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Nagisa ne nierait pas avoir ricané en voyant le plus âgé se débattre comme un enfant face à la bestiole qui semblait être tombée désespérément amoureuse de lui. Après un bon coup de pied bien placé toutefois, celui-ci s'était fait dégager sans plus de procès, même si la fierté et la dignité d'Isaac venaient se faire éclater en une centaine de petits morceaux. Par conséquent, la tension était redescendue et il semblait que les choses s'étaient au moins un peu calmées, quoique le psychologue aurait pu se tromper, vu qu'il ne connaissait pas tant Nagisa que ça. Et de ce que lui en avait dit Natsume, il était tout à fait possible qu'elle finisse par craquer de manière totalement imprévue, au final. Du coup, il restait tout de même sur ses gardes pour ne pas rallumer une étincelle qui aurait pu lui exploser au visage d'un instant à l'autre. Et de ce qu'il savait, en tous cas, recevoir une explosion en plein visage n'avait vraiment rien de plaisant, même pour un masochiste fini et pourri jusqu'à la moelle.

« Écoute, je sais que Faust a ses défauts, mais il a toujours tout fait pour que tu sois mises au courant. Je veux dire, pendant deux ans, c'est lui qui s'est chargé de te dire comment il allait. Il a complètement perdu pieds, là, tu t'acharnes sur une victime qui ne ripostera pas.
- Je lui avais confié. »

La voix de Nagisa est devenue brutale, mais tout là dedans transpire la blessure et la douleur. Ce n'est pas un reproche, c'est une explication, une façon de justifier son comportement alors qu'elle doit sans doute savoir qu'il n'est pas justifié. Pour preuve, elle a même fini par baisser le regard, les dents serrés. La Léopardus de Faust l'observe d'un air curieux, passant à côté d'elle à plusieurs occasions pour voir ce qui la préoccupait. Ce qui attira surtout son attention toutefois, c'était le Baudrive qui flottait au dessus d'eux, et qui poussa la femelle à sauter de poubelles en poubelles pour espérer l'attraper. Isaac fit quant à lui un sourire triste.

« Je sais. Je peux... Je peux comprendre. J'avais une sœur. Et dans ton cas, je... Je ne sais pas si j'aurais pu tenir le coup. »

Au moins, cela attira l'attention de la jeune femme. Celle-ci n'avait pas écarquillé les yeux ou fait de grands signes ostentatoires, mais elle l'avait fixé avec un plus d'attention, les sourcils froncés dans une expression de confusion et de curiosité.

« Viens avec moi. On peut encore régler le problème en allant lui parler.
- Si tu crois que je vais m'excuser-
- Je ne te demande pas de t'excuser, mais de l'écouter. Au pire, qu'est-ce que t'y perds ? Si tu veux toujours lui hurler dessus à la fin, éclate-toi. En attendant, essaie de le comprendre ne serait-ce qu'un peu. »

Peut-être qu'il ne réussirait pas. Après tout, il n'avait jamais été un beau parleur en dehors de son métier et de ce qui concernait ses patients. Mais il espérait tout de même, juste un peu, réussir à faire avancer les choses. Et quand Nagisa ne protesta pas sur le champ, il se permit d'esquisser un minuscule sourire, fier de lui.