Des jours que j'y pense, plus ou moins. Au cœur de mes tourments, ou au calme une fois qu'Eugène m'a aidée à m'apaiser, à avancer & admettre ce qui me blessait tant. Un peu malgré moi, mais je l'ai admis. Ou du moins je commence à l'admettre. & ça va mieux, grâce à lui. J'ai réussi à réfléchir plus avant à cette idée, à entamer des démarches, trouver un nom & une apparence, trouver quelqu'un à qui m'adresser. Grand-Mère m'a pour cela été d'un grand secours ; étant proche de Solène, elle a su m'indiquer quelqu'un à qui m'adresser. J'adore ma sœur, & elle sera sans doute la première à qui je dirai que j'y suis, mais je ne veux pas de pistons, si on veut. Je ne veux pas que ce soit elle qui m'introduise dans le mouvement ; & je pense qu'elle comprendra. Car en vrai ce n'est qu'un prétexte, une excuse, une micro-partie de la réelle raison qui m'a poussée à ne pas lui demander à elle. En vrai, elle est surtout trop préoccupée par plein de choses, la rafle & l'article d'Azmitia paru il y deux jours notamment, pour que je la dérange avec ça maintenant. Il en est de même pour Maelys, malheureuse & inquiète depuis le 1er janvier. & puis je ne me vois pas demander ça à Maxwell ou Damien, ni même papa. Contrairement à mes sœurs qui m'auraient comprise sans mal, eux auraient été capables d'encore vouloir me surprotéger, & m'interdire ce droit inaliénable que j'ai de me battre pour mes idées, pour mon île natale, comme eux. C'est un peu pour tout ça à la fois, que je n'en ai déjà parlé qu'à Grand-Mère, qui m'a aidée sans poser de questions, & à Eugène dont je me suis considérablement rapprochée & qui me soutient sans protester, même si je vois que ça l'inquiète, qu'il parait préoccupé depuis que je lui ai dit.

Enfin. Silencieuse, un peu tendue, je fixe une énième fois mon reflet dans le miroir de la chambre que j'occupe chez Maelys. Ce regard d'onyx qui cache mes prunelles océan parcourt brièvement ma silhouette de bas en haut. Les hautes bottes noires, le manteau long de la même couleur, les confortables vêtements vert-sombre, les cheveux vert émeraude.. Je suis méconnaissable, même pour quelqu'un qui m'aurait déjà aperçue. Tant mieux ; même si le rendez-vous auquel je m'apprête à me rendre n'est qu'un premier contact & non encore une première mission, même si celui que je vais rencontrer est celui qui va me faire entrer dans la Résistance, il vaut mieux ne lui dévoiler ni ma vraie identité ni ma vraie apparence. Après tout Solène le dit souvent malgré son côté physionomiste qui lui pose tant de problème, "moins on en sait sur le vrai visage des autres résistants, mieux ça vaut". Trop facile de faire tomber tout le mouvement en attrapant une seule personne sinon. & je compte bien appliquer à la lettre cette phrase tant & tant prononcée par mon aînée.. Je ne dévoilerai ma nouvelle autre identité qu'à mes proches. Un coup d'œil à Bambi, qui hoche la tête avec approbation avant de lever ses yeux sombres vers mon visage. Oui, en effet, ne manque plus que la touche finale. Toujours sans dire un mot, je porte le masque du même vert que ma perruque à mon visage, prenant quelques instants pour le fixer solidement, avant d'observer rapidement le résultat que mon Vivaldaim approuve déjà. Parfait, oui. Je suis apte à passer inaperçue, apte à résister sans être reconnue, normalement. Je crois bien que je ne pourrai guère faire beaucoup mieux. Inspirant profondément, je me dirige enfin vers la porte de ma chambre, suivie de près par le faon qui ne me quitte pas d'une seule semelle.
C'est l'heure.

- Attends Émeraude. Je viens avec toi.

La surprise me fige sur place alors que je m'apprête à quitter le Centre en catimini. Cette voix qui vient de m'intercepter.. Cette voix, je la connais par cœur. Même si son possesseur arbore une perruque bleu-saphir aux cheveux longs noués en queue de cheval, & un masque de la même couleur, & des lentilles noires, & un long manteau noir également reposant sur ses vêtements bleus-sombres.. Mon costume, en bleu. Un double masculin. Je crains de comprendre. Eugène.. Tu es fou, tu es fou, tu sais que s'ils te trouvent ils te tuent. & tu vas te jeter sur eux, comme Damien? Toi qui, il y a juste quelques jours, te disais incapable de rejoindre le mouvement malgré toute ton approbation, même si tu voulais agir toi aussi? Sa main se glisse dans la mienne doucement, son regard à la couleur altérée plonge dans le mien. Sans un mot. Il a deviné mes questions, mes inquiétudes à cette tension soudaine que je n'avais pas remarquée mais qui s'est pourtant emparée de moi ; & sans un mot, il me rassure. Juste par son regard dans le mien. Peu à peu je me détends. Me laisse-t-il vraiment le choix après tout? Je sens que le sien a été mûrement réfléchi. Ses yeux me disent que si je n'y étais pas, il n'irait pas, que je lui en donne.. La force? Me voilà plus incrédule encore. Habituellement c'est lui qui me prête sa force, & il semblerait que je sois en train de lui rendre la pareille sans même m'en être aperçue. Même qu'il a choisi le même costume que moi ; & il était le seul à qui j'en ai un peu parlé. Je sais où il veut en venir. Une équipe. Il voudrait que nous soyons une équipe. J'ai même ma petite idée quand à son nom..

- .. Saphir?..

Un petit, tout petit sourire se dessine sur son visage, réponse silencieuse, confirmation de toutes mes suppositions. Je suis indécise, mais lui a l'air si sûr, tellement assuré. J'ai peur qu'il m'accompagne sur le terrain, peur de risquer chaque instant de le perdre, & aussi que le Régime le reprenne.. Mais pourrai-je espérer meilleur coéquipier? En même temps.. Ne suis-je pas censée me contenter surtout d'espionnage, de petits vols, & rarement de vrais combats? Si nous faisons équipe, nous agirons ensemble, il n'ira pas plus se mettre en danger que moi, hein?

- C'est Lily qui va être contente.

Une légère grimace lui échappe, disparaît aussitôt. Il y a pensé il y a longtemps sans doute, bien avant que cela ne m'effleure à l'instant. & puisque cela ne l'ébranle pas plus que cela, puisque cela ne fait pas vaciller sa volonté.. Je sais, & il a déjà compris sans doute. L'acceptation contenue dans mon affirmation ne fait que se renforcer, je sais que je veux bien qu'il soit là, qu'en réalité à y bien réfléchir je suis contente qu'on fasse équipe. Je sais aussi que quoique je dise je ne pourrai le décourager, maintenant qu'il s'est décidé il ira quoiqu'on en pense, quoique j'en dise. Autant qu'on fasse ça ensemble, dans ce cas, comme il est en train de me me proposer. Nous échangeons un sourire, silencieusement. Il a compris que je ne m'y opposerai pas, j'en suis convaincue ; il lit si aisément en moi, bien plus facilement que je ne parviens à le déchiffrer moi-même. Orlane vient se percher sur son épaule, & dans un simple murmure je leur annonce le lieu où j'ai rendez-vous avec un résistant venant m'aider à joindre le mouvement ; qui devra nous aider tous les deux, finalement. & sans un bruit, elle nous téléporte tous les quatre tout près de l'endroit en question ; Eugène & moi, toujours main dans la main, ainsi que Bambi & elle-même.
Le sort en est jeté, désormais.
Nous ne serons pas deux personnes & leurs teams respectives, nous serons une équipe dans son entier, nous serons unis. Tous résistants, à notre tour. Ensemble.