Putain de bordel de merde.

Franchement, seuls ces quelques mots suffisent à résumer la situation. Ils sont aussi les seuls à pouvoir la décrire. Je n'avais pas prévu ça ; pas maintenant en tout cas, pas tant que la guerre anime encore notre île natale, pas tant qu'être au centre de bon nombre de regard comme championne sera donc dangereux. Ce n'était pas prémédité, & de fait cela n'était encore aucunement recherché.. & pourtant, c'est arrivé. Le petit plus bleu en est le signe, ou la preuve, ou qu'importe le mot qu'on emploie. Ce petit plus bleu sur le bâtonet de plastique que j'observe, muette & interdite, depuis un bon moment maintenant. Cherchant à comprendre comment cela a pu arriver, me remémorrant soir après soir chaque moment où j'ai pris ma pillule ces six derniers mois pour m'assurer que je n'en ai oubliée aucune. & c'est bien le cas, aucune ne m'a échappée. Mais alors comment? Là est toute la question. Oh, non pas que je ne veuille pas d'enfants, ou qu'Eugène n'en veuille aucun ; au contraire! Mais pas maintenant, bon sang.. Pas maintenant! J'admire tellement ma sœur aînée d'avoir assumé deux grossesses dans les conditions où nous vivons, avec cette maudite épée de Damoclès qu'est le Régime au-dessus de nos têtes. Bien sûr que j'ai souhaité ne pas avoir des enfants trop tard, que j'ai malgré tout tristement parfois envisagé l'idée de n'avoir aucun autre choix que de devenir mère dans ce climat de guerre qui m'horripile, mais.. Je ne l'avais jamais pensé sérieusement. Je n'ai pas ce courage qu'a eu Solène, je suis terrifiée par la seule idée d'élever un enfant dans ces conditions.. Pourtant, il semblerait que je n'ai guère le choix.

- Daim..

Tendre & inquiet, mon vieil ami murmure en une vague tentative de me rassurer, poussant doucement ma joue du bout du museau pour me faire réagir. Mais il n'obtient rien, rien d'autre que me faire poser ce test au résultat si effrayant sur la table, pour appuyer mes coudes sur le bois sombre & enfouir mon visage dans mes mains. Vaine tentative de reprise, de ne pas céder à la panique. Petite chose tremblante & terrorrisée, voilà tout ce que je suis à cet instant. Depuis combien de temps suis-je assise sur cette chaise où je me suis laissée tomber en attendant le résultat ; quelques minutes, une heure, une demi-journée entière? Je n'ose pas regarder dehors pour évaluer l'heure par la position du soleil. Je n'ose pas ouvrir les yeux en fait, de peur de ne plus pouvoir contenir les larmes terrifiées qui veulent s'enfuir sur mes joues. Que faire, maintenant? Comment assumer une grossesse puis un enfant dans ce contexte macabre qui nous entoure? Comme le protéger des dangers qui nous guettent chaque jour & au cœur desquels il va naître? & surtout, comment dire à Eugène que nous allons devoir faire face à ce qui nous faisait si peur lorsque nous parlions avenir? Mettre au monde un enfant dans un climat de guerre civile, dans laquelle nous sommes de plus engagée ; & pas dans le bon camp pour avoir droit à un minimum de sécurité autour de notre famille. Les rebelles ne peuvent être protégés que par eux-mêmes, pas par le gouvernement qui en aucun cas ne cherche à les mettre à l'abris. Il va falloir.. Faire avec? Comme Solène. Car comme pour elle.. Il m'est absolument inenvisageable de mettre fin à cette grossesse avant qu'il ne soit trop tard. Je ne pourrai jamais me.. "débarrasser" de cet enfant. Ce petit être que malgré tout, j'aime déjà. Un piteux gémissement torturé s'échappe de ma gorge malgré moi, sans que je puisse le contrôler.

- Judy?..

La panique contenue dans cette voix tendue fait écho dans mon cœur, alors que vient à mes oreilles le son de pas précipités précédant de peu la chaleur de bras familiers autour de moi. Il est déjà rentré, je ne l'avais pas entendu arriver.. Cela me renseigne un minimum sur l'heure, aha, cela fait donc au moins huit heures que je n'ai pas bougé ; je n'ai même pas déjeuné. Tu m'étonnes que mon inactivité inquiète autant Bambi. Je suis immobile depuis le début de la journée presque, je suis restée sans bouger jusqu'au retour de mon fiancé ; & même maintenant, je ne bouge toujours pas d'un iota. Son torse contre mon dos, son visage enfoui dans mes cheveux, son souffle doux.. Rien de ce qui me rassure habituellement ne parvient à m'apaiser, car sa présence ne peut que me stresser un peu plus. Je ne sais toujours pas comment lui dire ça. Encore moins comment le rassurer sur le fait que je ne suis pas malade, que je n'ai pas reçu d'horrible nouvelle morbide m'ayant plongée en dépression. Comment le rassurer alors que je suis moi-même au bord de la panique? Comment dire ce que j'ai déjà tellement peur d'admettre?

- Judy, que ce passe-t-il? Dis quelque chose chérie, par pitié.. Dis-moi ce qui t'arr..

L'interruption nette au milieu de sa phrase, comme si sa voix venait de lui échapper, ne peut évidemment venir que d'une cause. & son bras droit qui s'écarte de moi pour saisir quelque chose que mes yeux clos ne peuvent voir me le confirme rapidement. Il a vu ce que j'ai laissé traîner sur la table, tout simplement. Il a eu d'un simple regard, probablement attiré par un geste de Bambi en cette direction, la réponse aux questions qu'il me posait. & en réaction première, après quelques secondes de tension crispée & immobile, il resserre ses bras autour de moi, enfouissant son visage dans mon cou en me serrant de toutes ses forces contre son torse. A m'en faire mal sans doute, si cette réaction -témoignant avant tout sa présence & ensuite sa peur- ne m'avait pas été un tel soulagement. Ce n'est que là que je réalise cette peur irrationnelle, dissimulée sur les autres citées tantôt comme secondaire, qui a aidé les autres à me tenir si longtemps tétanisée : la terreur qu'il s'en aille, que notre amour ne soit pas assez fort pour l'aider à supporter cette idée -non pas d'être père mais juste de l'être maintenant, si jeune ou bien au cœur d'une guerre violente-. Mais il est là & le restera, me promet-il ainsi sans un mot, & cette peur que je sais ridicule m'apparaît comme ayant été présente pour ensuite s'évanouir. Il est là & assumera avec moi, même s'il est aussi terrorisé que moi à l'idée que nous aurons à affronter ce que nous voulions éviter & que j'ai déjà tant répété : le fait d'élever un enfant dans ce climat si pesant & dangereux. Quelles que soient les décisions à prendre pour y parvenir & protéger notre petite famille qui vient de s'agrandir d'un membre, il sera à mes côtés pour les prendre avec moi & pour les mettre en application à deux. Arceus, quel soulagement.. Si je n'avais pas réalisé la présence de cette peur, j'en réalise l'irrationnel poids alors qu'elle s'évapore. C'est déjà ça, hein?

- On y arrivera mon amour.. Je sais pas comment, mais on va le faire. Comme ta sœur & Dam, comme tant d'autres parents sur cette île.. On s'en sortira, d'accord? & notre bébé grandira protégé & heureux, comme tes nièces..
- Crystal & Céleste n'ont pas l'air traumatisées en effet.. & notre famille nous aidera à préserver notre enfant, c'est certain.. Mais, & Captain Hook? Je suis championne, & on sait bien ce que ça donne quand une de celles qui sont au centre de la Compétition attend un enfant..
- Je capturerai un Zorua pour te suivre dans tes matchs s'il le faut. Si tu ne veux pas que la Compétition sache, ils ne sauront rien.

La détermination implacable dans sa voix encore tremblante de la peur provoquée par cette nouvelle me fait immédiatement monter des larmes émues mais toujours inquiètes aux yeux, alors que je me lève pour lui faire face & me blottir dans ses bras, qu'il resserre encore autour de moi. Tels deux naufragés en pleine tempête, cherchant réconfort l'un auprès de l'autre ; & le trouvant, dans notre cas. Le réconfort, la force d'affronter cette réalité inéluctable, de commencer à apprécier sa signification. Si terrifiante que soit l'idée de mettre au monde & faire grandir un enfant dans ce contexte, celle d'être parents commence peu à peu à distiller un peu de joie dans nos cœurs, côte à côte avec la peur toujours présente. Je crois que j'aurais pu rester longtemps comme cela, à chercher courage & apaisement dans les bras de celui que j'aime, s'il n'avait pas au bout de quelques secondes -ou minutes je ne sais- tapoté doucement mon épaule pour m'indiquer une étagère lumineuse, derrière moi. Immédiatement alors, me souvenant comme lui du contenu de l'un des deux puisque le dresseur de sa mère me l'a indiqué en me le confiant, je m'élance pour le saisir & courir vers le petit bassin aménagé ces derniers jours à côté du Cottage, indiquant au passage à mon amoureux de me suivre avec le second ; inutilement puisqu'il le faisait déjà. Sitôt au bord de l'eau, je m'assois en posant l'œuf à l'origine bleu & gris à mes côtés, vite rejointe par Eugène qui dépose le second, uniformément gris, sur mes genoux.

Inconsciemment, alors que les deux œufs s'apprêtent à éclore, ma main se pose sur mon ventre tandis que l'autre saisit celle de mon fiancé. Je n'ai pas ces futurs petits en ma possession depuis longtemps. L'un d'eux me vient du Champion Coordinateur de Baguin, ami de ma sœur Maelys qui m'a conseillée à lui lorsque sa Lokhlass a eu cet œuf, promettant que de plus sa Ariel ne serait pas trop séparée de son petit ainsi puisque je suis du genre à ne pas priver mes compagnons de voir leurs parents. Le second m'a été confié par une amie de Faust Donovan, collègue de ma sœur aînée Solène à la Ligue & bon ami à elle, une jeune Coordinatrice que je connais un peu & qui me parait sympathique, même si d'autres la décrivent plutôt comme bizarres -libre à eux, pauvres sots-, dont le Mistigrix & celle de sa compagne sont les parents. C'est donc sans grande surprise que, songeuse, je vois apparaître à mes côtés une jolie Lokhlass ravie de trouver de l'eau juste devant elle, dans laquelle elle plonge aussitôt en couinant de joie, & sur mes genoux une petite Psystigri observant son monde avec grande curiosité. Un frêle soupir m'échappe, alors que mes doigts serrent ceux de mon amoureux. Un soupir plus paisible qu'auparavant, moins bridé par la peur & plus par la joie.

- Au fond, nous regardons assez souvent des bébés naître & grandir dans ce monde de barges, non? Ils sont juste plus vite capables de se débrouiller seuls que les humains..
- .. C'est vrai. & si on a réussi à protéger les petits pokémons qui nous accompagnent, on devrait s'en sortir avec notre enfant..
- Ensemble, on y arrivera. On n'est pas plus con que les autres, alors on y arrivera.

Un petit rire doux échappe à mon compagnon plus serein lui aussi, alors qu'il vient poser sa tête sur mon épaule, regardant comme moi la scène de la petite Lokhlass jouant dans l'eau, ayant pris sur son dos le jeune chaton qui a profité de l'échange pour s'approcher du bord. Telles deux sœurs, différentes en tous points & pourtant si complices. Un fin sourire me vient, tandis que la main de mon fiancé vient se poser par-dessus la mienne, sur mon ventre toujours plat. Bientôt, nous serons trois. Petite famille à notre tour, élevant & protégeant ce petit bout de nous qui verra le jour dans quelques mois. & on saura le faire malgré le contexte, comme tous ces autres parents qui ont affronté les mêmes difficultés & dilemmes.