Kyrill triturait son masque depuis quelques minutes déjà. Sans but, juste pour s'occuper les mains, et puis il occupait sa voix aussi, il chantait doucement, si faiblement que personne n'aurait pu distinguer les paroles. C'était une berceuse qu'il connaissait par cœur, avec une mélodie étrange, pas si rassurante que cela pour l'enfant qu'il avait été. C'était sa mère qui la lui avait apprise, elle le berçait de sa voix haut perchée dans les rares moments où elle était clean. Et même si la chanson lui faisait peur, il l'aimait, parce qu'elle lui rappelait qu'elle avait pu l'aimer, là dans un coin de son cœur où la drogue prenait toute la place. Oui elle l'avait aimé, même rien qu'un instant, et maintenant, qui l'aimait ? Un rire lui échappa à cette question silencieuse.

Il faisait sombre dans la pièce mais un mince rayon de lumière frappait le rebord de l'évier qui se trouvait au fond. De là où il était, appuyé contre le chambranle de la porte, il pouvait seulement apercevoir les pieds de son otage, des pieds qui s'étaient d'abord convulsés sous le coup de la terreur et qui restaient désormais immobiles. On aurait pu le croire mort. Pourtant malgré le sang qui maculait le sol il était bien vivant, mais après tout il avait volontairement abîmé le beau visage du russe, aussi avait-il fallu lui apprendre le respect. Il voulait juste discuter un peu, pas sa faute si les gens réagissaient aussi violemment, la bienséance se perdait décidément. Maintenant il ne savait pas quoi faire de lui, personne ne lui en voudrait de le tuer, de toute façon il n'avait aucune information concernant la résistance. Le malheureux étranger l'avait pourtant claironné sur tous les toits, ou du moins dans le bar où il avait croisé la route de Kyrill à qui manquait un peu l'action du boulot. L'autre avait clamé haut et fort connaître des résistants. D'accord, c'était gros, trop gros pour être vrai, mais comment savoir s'il ne s'agissait pas là d'une nouvelle ruse ? Ces gens étaient prêts à tout... Il n'avait eu qu'à se rapprocher, lui payer un verre, puis deux, puis trois, lui proposer une dose, sortir, lui flanquer le canon de son arme dans les côtes et le tour était joué. Le fanfaron n'habitait pas loin et de toute façon Kyrill ne tenait pas à salir son appartement du moment.

Mais que faire à présent ? Kyrill regarda une dernière fois son masque, soupira et s'en couvrit le visage. Il était désormais fantôme, sans identité et sans émotion, un spectre déambulant dans les rues sous les regards craintifs ou haineux. Mais là il n'y avait que lui, lui et l'autre, pas de public qui puisse le conforter dans son but ultime : rendre la vie des autres impossible. Il s'avança, silencieux comme un chat, enjamba sa victime comme un vulgaire sac de patates et le considéra longuement. L'autre se débattait comme un beau diable et il avait l'air d'une tortue qui ne parvient pas à se remettre sur pieds. Kyrill lui avait lié les mains dans le dos mais il avait laissé sa bouche libre au cas où quelque chose lui reviendrait. Il se pencha, approcha son oreille du visage blême.

« Laissez moi partir, j'sais rien du tout, rien du tout... » dit-il d'une voix pâteuse.

Ne rien savoir ne l'empêcha pas de se redresser d'un coup, faisant basculer Kyrill en arrière. Son cœur bondit dans sa poitrine et il pensa « ça y est c'est aujourd'hui » lorsque la lame étincela sous ses yeux. Cette fois c'était lui qui se retrouvait au sol avec un mec prêt à le tuer au dessus de lui. Pas très agréable fallait reconnaître. Comment avait-il bien pu se détacher ? Et surtout où avait-il trouvé un couteau ? Il était pourtant sûr de l'avoir fouillé... enfin plus ou moins. D'accord les méthodes laissaient à désirer mais il s'en était toujours sorti non ? Jusqu'à maintenant en tout cas. L'homme s'était mis à rire comme un fou sans qu'il s'en rende compte tout de suite, trop occupé à mettre en ordre un plan suicidaire.

« Alors gamin ? T'as cru que tu pouvais me tuer, moi ? »

Il réfléchissait à toute vitesse et aurait presque eu envie de s'embrasser pour sa dernière décision en date : ne rien prendre pendant quelques temps, histoire d'être sobre si un officier lui tombait dessus. Ils grouillaient partout à Amanil et il n'avait pas vraiment envie d'un sermon. Un souvenir douleureux lui vint en même temps que l'idée.

« T'as mis ton beau masque ? Tu m'fais pas peur »

Une goutte de sueur roula dans la nuque du russe quand les doigts graisseux de son nouvel ami affermirent leur prise sur le hachoir qu'il brandissait. Il compta trois secondes et l'autre rouvrit sa grande gueule. Cependant il ne lui laissa pas le temps de lui servir un autre de ses discours supérieurs. Il donna le coup de pieds le plus violent de sa vie dans un de ses tibias et il hurla avant de tomber à la renverse, droit sur lui. Kyrill ferma les yeux, une seconde ? Deux jours ? Il n'aurait su dire, la lame rafla ses côtes de bien trop près pour qu'il puisse encore compter quoique se soit. Lui aussi hurla comme un dément mais sa main s'était dégagée d'elle-même du poids de son adversaire et il lui colla son arme, piochée in extremis dans sa ceinture, contre la tempe. Cette fois pas d'hésitation. Il pressa la détente et le sang vint maculer son masque lorsque le crâne explosa littéralement. Pour une fois il était ravi que leur triste figure ne comporte pas de trou pour la bouche.

Le reste se passa dans le flou le plus total. Il se releva avec difficultés, repoussant le cadavre fumant sur le côté. Il quitta l'appartement sans plus de cérémonie, ne ferma même pas la porte, croisa une voisine horrifiée à qui il demanda d'appeler le service de nettoyage, sortit du bâtiment. Il faisait nuit dehors et la lune rousse éclairait à peine les rues jonchées de débris en tout genre. Kyrill baissa les yeux, et malgré sa vision floutée par la douleur, il se rendit compte que son manteau immaculé était désormais plus rouge que blanc. Il se mit à rire en pensant au gars de la blanchisserie qui lui avait bien dit d'y faire attention. Il faisait froid, mais pas autant que dans son cœur, tout ralentissait, ce n'était pas une blessure si grave, mais il se sentait idiot, tellement idiot, c'était devenu une habitude depuis un certain temps. Il porta sa main à la plaie, tâtant sans but ce qui était le seul point chaud du monde, chaud et visqueux et terriblement fort à l'odeur. Une odeur qu'il ne connaissait que trop bien. Il se demanda s'il ne s'agissait que du sien ou s'il était mêlé à celui du macchabée qui pourrissait déjà sur le carrelage de sa salle de bain miteuse.

« Tu cherches quoi ? Mourir ? » se demanda-t-il à lui-même une fois que son fou rire eu cessé.

Ridicule, tout cela était ridicule. Il se balada ainsi dans des rues qui n'avaient même pas de nom, passait devant des gens qui ne lui prêtaient pas la moindre attention, même à la faveur d'une de leur lampes suspendues qui fleurissaient partout. Un Masque blanc en train de crever, quelle importance ? Il avait, de loin, la démarche d'un gars ivre, rien de bien inquiétant. Au bout d'un moment il atteignit une ruelle vide. Il s'appuya contre un mur, laissant son emprunte sanglante sur le plâtre craquelé, se débarrassa de son manteau souillé et finit par s'écrouler et resta là assis. Il allait s'en sortir, le Sire ne pouvait pas mourir comme ça, un peu de repos c'est tout ce qui lui fallait.
Un pantin désarticulé, privé de volonté, blanc et rouge.