Et si on avait le choix de tout recommencer ? De choisir sa vie rêvée comme standard ? Comme si le terrain était vierge. Que l'on recommençait à écrire sur une page blanche. Ou est-ce que je vivrai ? Qu'est ce que je ferai ? Avec qui ? En éliminant toutes les choses qui ne rentre dans mes aspirations. Ca ferait un paquet de place libre. Mais se serait pas aussi facile... Pour chaque chose supprimée, il y aurait un prix à payer, évidemment. Mais malheureusement, ce n'est pas la réalité, ce n'est qu'illusion et aspiration et la seule chose que l'on peut faire c'est tout laisser derrière soi, abandonner et tenter de se reconstruire petit à petit, de recoller les morceaux un par un jusqu'au dernier. Et pour ça, il suffit de laisser derrière soi un morceau de sa personne, celui qui vous rappelle sans cesse à votre passé, celui qui vous cloue au sol vous empêchant d'avancer, celui qui vous prive de votre vie. Et ça fait mal, c'est douloureux. Au début, on pense qu'on ne va pas y arriver, qu'il sera impossible de vivre sans et on ne se projette pas dans le futur, ridiculement trop froid et solitaire. Mais, alors même que l'on s'abandonne à la malveillance de la vie, le temps fini par alléger les peines et sans savoir vraiment pourquoi, sans que l'on s'en rende vraiment compte, on s'est relevé, poussé par les besoins, par le désir, par la volonté des disparus. C'est pour eux qu'on le fait. Ils vivent toujours, à travers nous : nos actions, nos pensées, notre coeur... Et si on est plus là pour honorer leur mémoire alors, qui s'en occupera ?

Je soupire alors que ces quelques pensées me serrent le coeur, le broyant un peu plus. Et je constate, une fois sorti de mes songes qu'elle me fixe, cherchant probablement à distinguer dans mon oeil, le seul qu'elle aperçoit, ce à quoi je pense. Et aussitôt, par réflexe, je ferme les yeux, craignant qu'elle ne voit qui je suis, qu'elle ne lise en moi comme dans un livre ouvert, qu'elle me décrypte, des pieds à la tête comme on trouverait le code d'un journal intime caché sous la planche d'un vieux parquet ciré. Je reste ainsi quelques minutes avant de sentir son corps volter sur le dos afin de faire face aux étoiles. Je soupire silencieusement, pourquoi cette crainte ? Et mon coeur qui joue à saute mouton dans ma poitrine ? J'essaye de me ressaisir, de me reprendre en main. C'est l'ennemie, je ne dois lui montrer aucune faiblesse, aucune. Son comportement angélique depuis que nous sommes tombés est louche. Elle doit probablement me tendre un piège...

Ses paroles me coupe le souffle et oubliant le sens de ma pensée, j'attrape son poignet entre ma main froide et je le sers doucement, une étreinte glacée qui lui apporte un peu de mon soutien, ne trouvant pas les mots. C'est normal, il n'y a pas de mots pour décrire pareille détresse. Alors je reste ainsi, à la serrer en contemplant le ciel, cherchant du regard la moindre étoile filante afin de souhaiter, de faire le voeu qu'elle aille bien.

" Je suis désolé. Je sais combien c'est dur. Mais la haine s'attire en faisant le bien comme le mal et lorsque la haine rencontre la haine, alors elle se disperse un peu plus, enrôlant de nouveaux innocents dans son terrible régime. "

Saisissant sa main, je me relève et je la tire vers le haut stoppant son élan une fois debout. Je lui tapote la joue du revers de la main, cherchant à la réveiller symboliquement, à la sortir de ses sombres pensées, à lui faire oublier le goût du passé et à lui enseigner celui du présent.

" Et si je te réapprenais à vivre ? "

Ma voix se veut provocante et tendre à la fois et sans attendre sa réponse, je l'entraîne avec moi à travers les bois, une nouvelle fois. Je marche précipitamment sans la lâcher, de peur de ne la perdre avant le bouquet final. Cette fois-ci sera la bonne. Juste aujourd'hui, je ne vais pas répéter les erreurs du passé, non, je vais essayer, un peu, je veux délivrer son coeur, je vais délivrer son coeur. Même si ce n'est que pour un court instant. Alors tiens toi prête, j'arrive.

Souriant du fond de ma pensée, je m'arrête brusquement devant un arbre, plus gros que les autres, plus imposant, plus haut.

" Prête ? On a pas beaucoup de temps. "

Et nous montons, nous nous tirons vers le haut. Elle est passée devant, son caractère de bonhomme reprenant peu à peu le dessus après l'épisode de la clairière. Mais je m'en fiche, je continue à la suivre, j'y suis obligé évidemment mais si j'avais le choix... Je le ferai quand même, sans hésitation. J'ai l'impression de me voir moi, quelques années auparavant, un peu paumé : agressif, terrorisé, frustré même et pourtant... Si désireux de vivre. Je m'arrête brusquement lorsque nous atteignons une branche solide presqu'au sommet sur laquelle nous asseoir afin de contempler le paysage.

Doucement, le soleil se lève, envieux de partager ses couleurs claires qui petit à petit repoussent les ténèbres comme si la vie reprenait son droit et que le monde endormi recommençait à tourner, effaçant les cauchemars de la nuit passée. Je souris, absorbé par ce tableau que nous peint la nature et je ne semble pas être le seul à apprécier. A ma droite, la miss semble ébranlée, touchée par tant de beauté et d'innocence. Un sourire chaleureux se dessine sur ses lèvres, un sourire que je n'ai encore jamais vu et qui me réchauffe le coeur, bien plus que les rayons de l'astre. Elle a atteint cette partie de moi dans laquelle tant de personnes on essayé d'entrer, de se trouver une place, même petite mais qui n'y sont pas parvenus. Et qu'à t-elle fait pour cela ? Je l'ignore, cette fille est un démon manipulateur, c'est certain.

Elle rompt le long silence qui s'était installé entre nous et je sursaute, tiré de mes songes interdits, craignant qu'elle ne m'ait entendu réfléchir tellement je pensais fort. Sa question me laisse sans voix. La réponse est évidente, je la connais, au fond de moi mais... Pourquoi je suis incapable de la formuler ? Je farfouille, je secoue mon esprit, je le retourne à la recherche d'une réponse, d'une phrase bateau que j'aurai déjà servi à une autre fille qu'elle mais je ne trouve pas. Et intérieurement je panique, abandonnant le contrôle de mes émotions à cette angoisse de l'âme. Que dire ? Que faire ? Jouer la dernière carte, celle de la sincérité ?

" Parce que tu ne vis pas, tu existes. "

Je marque une pause, cherchant un instant mes mots, les paroles qui toucheront peut-être son coeur, qui lui feront réaliser que vivre hanté par le passé, ce n'est pas VIVRE. C'est coexister avec l'enfer, c'est obscurcir ses journées et laisser les ombres te dévorer la nuit. C'est dire adieux à son bonheur et accepter de partager son lit avec l'angoisse qui revient chaque nuit, te dévorant progressivement jusqu'à ce que tu sois au bord du gouffre, épuisé et anéanti. Ca, ce n'est pas VIVRE, c'est être en vie.

" Tu as oublié le goût que ça avait. Je veux dire que vivre ce n'est pas être en vie. Vivre c'est bien plus complexe. Il faut savoir doser ses sentiments... Une grande quantité de bonheur pour quelques gouttes de malheurs, des montagnes de joie pour chaque larme versée. Et le plus dure dans tout ça, c'est que ça doit être naturelle, tu ne dois pas provoquer ton bien être, il doit venir à toi de son plein gré. Cependant, si tu t'enfermes dans ta bulle et que tu refuses qu'il s'approche... Alors il n'insistera pas et il te laissera seule avec ce qu'il te restera d'humanité. Parce que les sentiments sont si compliqués à appréhender, il ne faut pas compter sur les autres pour te les enseigner, juste te guider. C'est à toi et à toi seul de les découvrir ou redécouvrir et d'y prendre goût. Crois moi, quant on a goûté au vrai bonheur, on ne plus s'en passer, c'est comme une drogue qui nous force à rechuter."

Je marque une longue pause, étonné moi-même de mon discours. Je dois la saouler avec ces pseudos phrases poétiques qui me viennent de je ne sais où, probablement une déformation professionnelle. Être parolier et composer des musiques vous habitue à utiliser ces tournures spirituelles, un peu profondes et réfléchies mais quand même. Je vais mettre ça sur le compte de la fatigue.

" En profiter et pour quoi faire ? Dis moi, quelle satisfaction je tirerai de te tuer, là tout de suite ? Qu'est ce que ça m'apporterait sinon une vie de plus gâchée sur la conscience ? Se serait facile pour toi, tu n'aurais qu'à fermer les yeux et te laisser sombrer dans les profondeurs de la nuit éternelle sous mes promesses de ne pas te faire souffrir. Mais pour moi se ne serait pas fini, se serait une âme de plus qui viendrait me hanter chaque instant, s'ajoutant à toutes les autres afin de me rappeler le prix de mon combat. "

J'en ai trop dit, j'en ai même trop fait. Qu'est ce qui m'a pris de l'ouvrir, de lui dire ce que je pensais ? Je me livre à elle comme si elle était une amie de longue date, un membre de ma famille... Même à Adélia je ne dis pas tout ça. Je ne lui dis pas grand chose à ma soeur, elle n'a pas besoin de savoir. Mais alors pourquoi elle ? Peut-être l'anonymat me donne-t-il des ailes ou alors est-ce la fatigue ? D'autant que chacune de mes paroles est ironique. Je donne des conseils que je suis moi-même incapable de suivre. Quelle mauvaise blague. Mais tout depuis hier soir est un drôle de jeu, les actions s'enchaînant sans que je ne puisse vraiment rien contrôler à commencer par la présence de cette... Fille dans le bâtiment.

Des héros ? Nous, des héros ? Je retiens quelques ricanements, je ne sais pas si elle le fait exprès ou si elle n'a pas encore compris mais nous sommes loin d'être des héros. Les héros se battent pour la justice, pour défendre le monde, ils sauvent des vies et ils plaident la justice et la clémence... Je suis différent de ces héros, je tue par vengeance, je prend même du plaisir à tuer. Je ne sauve personne, je n'ai pas été capable de venir en aide à ma propre famille, je suis un bon à rien quand il s'agit de protéger quelqu'un. Ma respiration s'accélère tandis que j'angoisse seul en revoyant chacune des scènes que m'ont montré les Branettes. Je suffoque presque et déglutis à plusieurs reprises pour faire passer cette boule que j'ai dans la gorge. Merde, encore. Ca m'arrive de temps en temps, je m'angoisse seul et j'ai du mal à me calmer, j'y parviens souvent en chantant quelques airs de ma composition mais là tout de suite, c'est son sourire qui me fige, qui me redonne un peu de souffle.

Et sa phrase me cloue sur place. M'attacher à elle ? Impossible. Elle est bonne mais c'est tout. Elle est même très bonne et dans d'autres circonstances... Bref. Elle ne peut pas me plaire. Mes joues rosisses tandis que je vire brusquement à droite afin de ne plus voir son visage, craignant qu'elle puisse lire sur mon visage ou même sentir ma nervosité. Je ne m'attache à personne et encore moins à un membre du régime. C'est certain, elle ne me plaît pas, c'est juste... C'est juste... Je ne sais pas ce que c'est mais je ne m'attache pas.

" C'est... C'est... C'est..."

Et voilà que je bégaye, ne sachant réellement que répondre à ça. J'aimerais affronter une armée de soldats plutôt que de devoir lui faire face quelques minutes de plus. Je lui donne des raisons en plus de se moquer de moi et là, elles sont bonnes. Je soupire en glissant une main sur ma nuque et je préfère garder le silence, un silence qui en dit long sur ce que je pense... C'est à dire pas grand chose. Je suis si mal à l'aise et si embrouillé par ses simples mots que j'ai l'impression de fondre sous mon masque.

Je me relève prudemment et j'essaye d'oublier ce malaise. Il est temps de redescendre, le jour est levé et il serait bien avisé de trouver un moyen de rompre ces chaînes et de retrouver nos pokémons.

" On y va ? "

J'ai presque du mal à articuler ces dernières paroles qui sont noués à mes intestins avec un double noeud. Enfin, c'est la sensation que j'ai mais afin de ne plus y penser, j'entame la descente de l'arbre, une branche après l'autre jusqu'à atteindre la terre ferme de la forêt qui ne semble plus aussi terrifiante que tout à l'heure.

" Trouvons un moyen de couper ces menottes. "

Ces paroles ci sont plus assurées mais mon regard fuit toujours le sien. Je crains malheureusement ces derniers mots.

Et nous voilà enfin libres, enfin détachés, enfin séparés mais... Mais ça n'a pas le goût que j'esperais. C'est fade, voir même un peur amer et mes yeux fuient son regard. Elle a reculé de plusieurs pas semblant presque effrayée que je sois enfin en pleine possession de mes moyens. J'étouffe un ricanement, c'est ridicule et ça me blesse. Ca me déchire, un peu. A quoi pouvais-je m'attendre ? Elle n'allait pas me prendre dans ses bras en me souhaitant une bonne continuation ou même me serrer la main. Mais, ça fait quand même un peu mal de se voir rejeter, éviter ainsi. Mes pensées confuses attendent quelques mots de sa part mais rien ne sort de ses lèvres. Probablement doit-elle songer à la même chose que moi en cet instant. Malgré la distance, je constate parfaitement le trouble dans ses yeux et à la façon dont elle serre sa Galekid je pense que peut-être, je devrai partir, me retourner sans rien dire et laisser cette nuit sombre dans l'oubli. Ma décision est prise, je vais me retourner, faire un pas, puis un autre, puis encore un autre, m'éloigner d'elle et la laisser derrière moi car il n'y a rien. Il n'y aura rien. Je n'ai pas d'avenir. Les espérances sont faites pour être écrasées par la réalité et il n'est plus question de me faire avoir après tant de fois.

Alors pourquoi ? Pourquoi mes pas me poussent vers elle ? Pourquoi mon bras attrape le sien avant même qu'elle n'ait le temps de réagir ? Ma main enfin libre se glisse sur son visage afin de lui cacher la vue tandis que mon autre main lève mon masque. Et comme poussé par mes sentiments, ces mêmes sentiments si durement enfouis depuis tant d'années, mes lèvres déposent un baiser sur son front qui me fait moi-même frémir. Et presqu'aussitôt, je m'écarte, recouvrant mon visage. Ce baiser, si court et pourtant si long... J'ai eu le temps d'en savourer le moindre détail, le moindre plaisir, le moindre frisson.

" Merci pour cette nuit. "

Un sourire se dessine sur mes lèvres tandis que mes pas m'éloignent d'elle. C'est la fin, qu'elle prenne cela comme un baiser d'adieu car cette nuit aura été notre nuit. La première et la dernière. Dans d'autres circonstances, peut-être aurait-elle terminé dans mon lit mais contre toutes attentes, cette nuit était de loin la plus excitante de toutes. Non pas que j'ai pris un malin plaisir à sauter dans une rivière gelée, à nager jusqu'à épuisement, à affronter un groupe de Branettes et de Noctunoir, à revivre de douloureux souvenirs, à me faire insulter et bousculer... Mais plus que tout, je garderai les souvenirs d'une courte entente entre elle et moi, entre un membre du régime et un résistant. Le côtoiement de deux mondes opposés et pourtant si proche. Et évidemment, son sourire et son corps, et sa voix, et ses paroles insensées... Elle a réveillé en moi quelque chose que je pensais détruit, inexistant, mort. Alors pour ça, je ne regrette rien. Je suis bien vivant.

Mes pas me guident à travers la forêt désormais baignée de lumière. Je marche, l'esprit vide, comme s'il manquait quelque chose. C'est fou comme une simple nuit, comme une rencontre peut vous amener à vous remettre en question. Je regarde à peine devant moi lorsqu'un froid terrible m'envahit, me clouant sur place. Je me retourne et j'aperçois par dessus mon épaule un Polichombre qui semble... Perdu. Peut-être autant que moi à l'heure qu'il est. Probablement a-t-il senti mon désarroi. Elle ne semble pas agressive, bien au contraire, elle me fixe avec ses yeux ronds, me suppliant presque de ne pas la laisser là. Cependant, je me contente de reprendre mon chemin à travers les arbres, ignorant le pokémon sauvage. Après cette nuit, j'ai dû mal à avoir confiance en eux alors les éviter me semble une bonne solution. Cependant, acharnée, la jeune Polichombre me suit, décidée à m'accompagner. A nouveau, je m'arrête et je me retourne vers elle, ne sachant pas réellement ce qu'elle me veut.

" Tu as l'air de vouloir m'accompagner. "

Sa tête s'abaisse de haut en bas, certaine de sa décision. J'en reste bouche bée, pourquoi donc. C'est en faisant plus attention à elle que je constate de nombreuses petites blessures. Oh, alors elle est seule. Elle a dû être chassée par ces affreux pokémons. Alors, peut-être que, peut-être que je devrais l'emmener. La sauver de sa pauvre existence et lui offrir une seconde chance. Et en échange, peut-être sera-t-elle la solution à mon aversion pour ces pokémons. Croyons le.

" Bien, suis moi alors. "