Réminiscence. Je me souviens encore d'un temps où je clamais haut et fort à qui voulait l'entendre que j'allais devenir grand, fort, et que je pourrais même dépasser le Maître de l'île, voire le devenir moi-même. Y croyais-je vraiment ? Qui sait. Ce fut un rêve que je n'ai cessé de caresser en secret, même si je le savais, ou du moins je le pensais, irréalisable. Il fallait bien que je garde les pieds sur Terre et que j'aie conscience que ce n'était pas aussi simple. Pas que j'ai un jour pensé que c'était facile d'accéder au sommet de la Ligue, mais j'aimais bien me faire des illusions, ne serait-ce que pour m'amuser. Je n'aurais jamais pu imaginer réellement conquérir cette place de Maître si convoitée par beaucoup de dresseurs sur Enola, et pourtant... Je vais devoir, je présume, m'y habituer. Avec déjà ma célébrité naissante en raison de ma victoire sur la précédente Compétition, voilà que je deviens la nouvelle star la plus prisée de l'île. Cela changera peut-être avec le temps, mais non seulement le Maître a toujours été admiré des dresseurs, mais en plus, faisant attention à masquer mon identité, le mystère qui m'entoure, ainsi que mon jeune âge, permettent ma popularité grandissante. Je commence alors à ressentir le quotidien de Faust, même s'il le vit depuis bien plus longtemps. Je lui ai déjà demandé plusieurs conseils au préalable, mais je n'en aurais jamais de trop pour échapper aux journalistes. Ces derniers ne me lâchent plus depuis quelques semaines, et si je peux, à la limite, comprendre leur besoin de scoop, moi qui ai toujours éplucher les magazines de mes héros de la Compétition, je ne peux pas leur donner plus d'informations que nécessaire au risque de crouler sous les questions. Grâce à mon Gardevoir, cependant, et l'aide de mes autres alliés, il n'est pas si dur de s'éclipser quand il le faut vraiment.

J'ai, aujourd'hui, voulu profiter d'un de ces rares instants de paix pour aller faire une petite balade ; mais pas seule. Ma mère a laissé une de ses collègues pour la remplacer à la clinique afin de m'accompagner et de passer du temps en ma compagnie. Elle-même a toujours un peu de mal à se dire que j'occupe désormais une place aussi importante, mais elle se fait doucement à l'idée, sans jamais oublier bien sûr de m'encourager dès qu'elle le peut. Mais, alors qu'il y a quelques temps, c'est moi qui devais m'absenter pour diverses raisons -comme mes entraînements ou mes sorties avec mon petit ami-, c'est elle qui, peu à peu, a tendance à 'disparaître'. Si je ne lui ai jamais demandé de réels détails pour ne pas la gêner, c'est avec amusement que je crois savoir ce qu'elle mijote. C'est également pour mieux en parler avec elle que j'étais heureux qu'elle soit avec moi pour cette balade. Ne me demandez pas pourquoi j'ai choisi la rivière Tulus, en revanche, je n'en sais trop rien. J'ai toujours trouvé son flot paisible. J'y trouverai, peut-être, le calme que je suis venu chercher. Il faut dire que ce n'est pas pour rien si j'apprécie autant ces lieux reculés de la civilisation. Je devrais peut-être penser à proposer un nouveau camping à Natsume, histoire de me détendre à nouveau de toute l'agitation qui m'a secouée positivement ces derniers temps.

« Alooooors ?
- Hm ? Quoi donc ? »

Maman se retourne vers moi, un regard interrogateur au visage. Elle n'a pas l'air de savoir à quoi je fais allusion. De mon côté, j'esquisse un petit sourire curieux et énigmatique, faisant durer un peu le suspens en me demandant si elle finira par comprendre. Mais il faut dire que je ne lui laisse pas tellement d'indices pour le moment et que ma question inquisitrice reste très vague. Je fais quelques légers pas de danse, soudain excité comme un gosse. À côté, Cheza et Espoir explorent les environs, jouant avec leurs reflets difformes dans l'eau.

« Hihi ! Alleeeez M'man ! Je sais que tu vois quelqu'un, en ce moment ! Dis-moi qui c'est ! »

Maman s'arrête tout à coup, immobile. Elle semble réfléchir. Puis, comme si quelque chose s'était allumé en elle, ses yeux se mirent à pétiller, et elle laissa échapper un rire cristallin.

« Oooh ! Tu veux sans doute parler de Kagami.
- Ouais, c'est ça, Kaga-... Oh... Héhé, c'est drôle, c'est le même prénom que la mère d-...
- Que la mère de Faust, Clive, Félix et Eliott, oui, c'est bien elle. »

Aussitôt, ma mère se met à rougir un peu, en détournant le regard, mais toujours paré d'un mince sourire tendre. Moi, je me suis transformé en statue, la dévisageant d'un air interdit, puis très surpris. Mes globes oculaires s'arrondissent tels des soucoupes, et ma bouche s'ouvre sans qu'aucun son n'arrive à s'en échapper. Ma ressemblance avec un Magicarpe n'est actuellement pas si lointaine que ça. Mais je demeure extrêmement étonné. Je n'aurais jamais pensé, en premier lieu, que ma mère et celle des jumeaux se connaissent. Je ne sais même plus si je l'ai déjà mentionnée à ma génitrice.  Jamais même alors je n'aurais pensé que... Par Arceus, Maman n'est pas du genre à plaisanter, mais ne me ferait-elle pas une blague ? Ou est-ce moi qui me fais des idées depuis le début ? J'ai peut-être mal compris. Pourtant...

« C'est bizarre... Je ne t'ai jamais parlé de Kagami ?
- N-Non ! Je ne t'ai jamais parlé de Kagami ! Mais d'abord comment est-ce que... Quand... Où... J'veux dire... ! »

Je la laisse rire, probablement amusée de ma stupéfaction. Et c'est d'ailleurs compréhensible : je dois avoir l'air franchement bête. Enfin plus que d'ordinaire. Je ne suis sorti de ma stupeur qu'au moment où je sens les lianes de ma Herbizarre empoigner mon t-shirt pour attirer mon attention. Je pensais qu'elle voulait juste que je la remarque, mais en me retournant pour voir ce qu'elle veut, j'aperçois, dans le courant de la rivière, un Couaneton bien agité qui fait gicler de l'eau un peu partout autour de lui. Une Lakmécygne à ses côtés, probablement sa mère, place ses ailes sur son regard en secouant la tête d'un air désolé ; en relevant son bec, toutefois, ses yeux croisent les miens, et elle se met à fixer, intriguée.

Le Couaneton s'agite de partout, comme s'il avait perdu la tête. Il effraie les quelques Pokémons aux alentours qui profitaient calmement de leur bain quotidien. L'arrivée de ce jeune perturbateur ne semble pas leur convenir, et ça peut se comprendre. Même sa génitrice ne semble plus savoir quoi faire de lui. Moi non plus, d'ailleurs. Pourtant, la gracieuse Lakmécygne se dirige vers moi et me supplie du regard de l'aider. Confus, je regarde le vilain petit canard en clignant des yeux, cherchant une solution au problème de la pauvre madame. Sans trop savoir ce que je fais, je trempe mes jambes dans la rivière afin de parvenir jusqu'au Couaneton. Ce dernier n'a même pas peur de moi. Tout juste s'il me scrute quelques secondes avant de se mettre à me jeter de l'eau dessus pour voir si cela me fait partir. Au lieu de ça, d'un air un peu derp, je m'agenouille à la hauteur du canard, avant de le prendre doucement entre mes mains, et de le soulever pour le ramener contre moi. Le Couaneton continue de s'agiter, mais se calme peu à peu lorsque, de manière un peu hasardeuse, je commence à le bercer. D'abord perplexe, l'oiseau bleu se laisse faire puis se détend progressivement bien plus vite que ce que je ne pensais. La Lakmécyne pousse un soupir de soulagement et m'observe, sans doute contente que je m'occupe de son garnement agité. Cheza et Espoir viennent vers moi pour apercevoir le jeune piaf, curiosité oblige. Je sens de loin ma mère me regarder avec un léger sourire, pour finalement se rapprocher de moi et s'installer sur une des grosses pierres au milieu du courant d'eau.

« Laisse-moi te raconter comment ça a commencé. »

C'est arrivé quand tu étais encore à l'hôpital, il y a deux ans. Après une de mes visites, j'avais besoin de penser à autre chose, alors je suis partie visiter Vanawi. Pourquoi cette ville, je l'ignore. J'en ai toujours gardé un très bon souvenir, malgré l'agitation. Mais la vue du port a quelque chose de reposant. Je n'avais pas d'objectif, ni d'endroit où aller. Puis, j'ai aperçu une auberge qui se distinguait des autres, notamment en raison de sa couleur particulière qui ressortait. Alors je suis passée devant, puis j'ai fini par m'installer à l'une des tables de la terrasse, sans trop savoir ce que je faisais ici. Il y avait, étrangement, peu de monde. J'aurais cru, en fin d'après-midi, déjà voir quelques personnes dehors, à boire un verre. Mais je ne m'en préoccupais pas plus que ça. Ce n'est qu'en regardant plus attentivement l'insigne du lieu que je crus reconnaître cet endroit dont tu m'avais parlé une fois ou deux. Ce qui attira pourtant le plus mon attention, hormis le mélange du style asiatique et européen qui donnait du charme à l'intérieur, c'était la présence d'un piano à queue, noir et brillant, qui dégageait une certaine élégance. Je fus charmée à la perspective de pouvoir en écouter un morceau, mais aurait-ce été considéré comme de l'abus, si je faisais la moindre demande ? Je ne voulais pas importuner le personnel. Je ne voyais d'ailleurs pas grand monde à l'horizon. Je fus de toute façon tirée de mon observation par le garçon de café qui venait d'arriver à ma table pour prendre ma commande. Je n'y avais même pas réfléchi. En tournant mon regard vers le sien, cependant, je resta muette quelques secondes en l'apercevant.

« Clive... C'était lui, n'est-ce pas ?
- En effet. Je ne pouvais pas me tromper, puisque tu m'avais si souvent parlé de lui. Mais je ne lui ai rien dit à ce sujet. »

C'est vrai, il ressemblait énormément à Faust, comme tu me l'avais décrit. Puisqu'ils sont jumeaux, ce n'est guère anormal. Mais il était, sans surprise, bien moins souriant que son aîné. Rien que le voir, cependant, me fit sourire un peu. Il ne me connaissait pas, mais ce n'était pas important. Je ne lui révéla pas non plus mon identité, cela ne lui en tirerait que peu d'intérêt. J'ai eu pourtant du plaisir à le connaître enfin, ou du moins, le voir de mes propres yeux.

« Un thé aux fruits rouges, s'il vous plaît »

J'ai dit ça un peu au hasard, ce qu'on allait me servir m'importait assez peu. Je voulais juste me détendre et prendre un peu de repos en dehors de ma clinique. Mes collègues, connaissant ton état à ce moment-là, n'allaient guère me laisser travailler dans ces conditions, quand bien même je leur disais que je m'en sortais, que tu allais vite te rétablir. Je devais d'abord m'en convaincre moi-même.  Ton incident aurait pu être plus grave, mais cela ne m'empêchait pas de m'inquiéter. Cette terrasse était, en outre, plutôt agréable, et assez calme, pour le moment, à une heure où les passants commencent à rentrer chez eux, tandis que les artisans arrangent leur stand pour le marché de nuit. N'était-ce pas justement Clive, le musicien de la famille ? Je repensais au piano, à quelques mètres d'ici. Je mourrais d'envie de l'entendre. Je ne pouvais que repenser au temps où Ikaël en faisait à la maison. Tu avais essayé d'en apprendre, aussi, mais tu avais un peu de mal, alors tu as fini par abandonner. Il faut qu'il te manquait encore la concentration nécessaire à un tel apprentissage et l'oreille musicale. Tu as toujours adoré néanmoins écouter le son de cet instrument lorsque ton père s'y mettait. Avec patience, il m'avait également donné quelques cours, mais depuis sa mort, il était évident que j'avais beaucoup de mal à y consacrer de la motivation. Je fondais rapidement en larmes dès que je m'essayais à quelques notes, même les plus simples.

« Maman... »

Je me rapproche d'elle, la regardant avec pitié. Mais elle n'a aucune tristesse dans son regard, ou du moins, juste une lueur lointaine. Nous avons fait notre deuil, mais ça reste difficile. Il m'arrive encore de pleurer en me disant que je ne pourrais plus avoir mon papa auprès de moi. Maman.. Elle est bien plus forte, y'a pas de doute. Je sais qu'elle n'a pas fini son récit, qui plus est. Il y a encore des tas de choses qu'elle doit me raconter.
L'arrivée d'un Tritonde toutefois nous arrête, et je dois laisser mes deux femelles Plante éloigner les Pokémons Eau qui poursuivent la nouvelle venue, avant d'écouter la suite de son histoire.

Ma commande fut vite arrivée. Honnêtement, à force de rester plonger dans mes souvenirs, je l'avais presque oublié. Pas comme si je m'en préoccupais énormément, mais cela me ferait peut-être du bien. J'aurais sûrement dû demander une tisane à la place, d'ailleurs, mais je n'aurais peut-être pas pu dormir tôt cette nuit, de toute façon. Un thé me convenait tout à fait, si je comptais revenir à la clinique pour surveiller mes petits patients, malgré les réticences de mes remplaçants qui insistaient pour que je prenne du repos. Mais lorsque le serveur -qui était aussi le barman, de ce que j'avais remarqué- revint, je me leva, ne pouvant m'en empêcher.

« E-Excusez-moi... ! »

Il se retourna, s'interrogeant peut-être sur ce que je pouvais bien vouloir de plus. Du sucre ? Du lait ? Un apéritif ? Non. Juste une question.

« Est-ce que vous êtes... Enfin... Le piano... »

Je désigne l'instrument, hésitante. J'ai bien trop peur de le déranger, avec mes histoires. J'aurais adoré pouvoir en écouter ce soir, et pas seulement me contenter d'aller chercher sur internet des sons. Je voulais voir quelqu'un en jouer, pour de vrai. Cela commençait à me manquer un peu.

« Je... Je veux dire... P-Pas que vous soyez le piano, haha... Hmm... »

Je devais avoir l'air très bête, à balbutier ainsi, à ne pas savoir ce que je désirais vraiment. J'allais sans doute l'importuner plus qu'autre chose, au final. Pauvre Lyra, me demandais-je, il doit te trouver bien idiote.

« Vous... Vous pensez que ce serait possible de vous entendre jouer du piano... S'il vous plaît ! »

Peu sûr de moi, je le suppliais toutefois du regard, en espérant qu'il acquiesce. Peut-être qu'il ne voulait pas s'user les doigts pour une seule cliente. Peut-être n'en avait-il pas envie. Peut-être que je n'avais pas le droit de lui demander comme ça. Si c'était un pourboire en plus qu'il voulait, je le lui aurais donné. Mais il n'a rien réclamé. Il a accepté, puis s'est exécuté.

« Il a accepté ?..
- C'était un peu surprenant. Je ne sais pas si j'y croyais mais... J'étais contente qu'il dise oui. »

Je veux écouter la suite, mais des petits couinements arrêtent ma mère dans son récit. C'est une jeune Couaneton qui vient vers nous, mais n'a pas l'air plus perturbée que ça par notre présence. Elle court autour du Lakmécygne et tente de se réfugier sous son aile, comme si elle cherchait à se faire adopter. Mais je ne compte pas laisser Maman tranquille avant qu'elle ne me raconte la suite. J'ai besoin de savoir comment elle a rencontré Kagami, peut-être celle qui arrêtera la solitude dans laquelle elle se trouvait.