Ce qu'on tente de cacher finit toujours par remonter à la surface
Évolution de Reiko, partie 1
Depuis que Reiko est arrivée dans l'équipe, elle n'a montré que de très, très rares signes de bonne humeur et de joie. Si Natsume n'était pas sûr et certain qu'il était en très bonne santé (ou en tous cas pour quelqu'un comme lui), il aurait eu tendance à croire qu'il avait probablement halluciné les quelques fois où il avait pu distinguer ne serait-ce que l'esquisse d'une expression réjouie. Le lapin n'étant absolument pas du genre à poser des questions ou à se montrer intrusif parce qu'il était dans sa nature de respecter les limites des autres et leur besoin de parfois garder un jardin secret, il ne chercha pas à la questionner et se contenta de se montrer aussi bienveillant, accueillant et chaleureux qu'il pouvait l'être. C'était un peu compliqué pour lui aussi, sachant que hormis Zakuro, qui avait fini par s'habituer à l'équipe, se mêlant même aux plus jovials par occasions, il n'avait jamais eu à gérer ce genre de cas. Même Yamato et ses manières ne l'avaient pas tant perturbé que ça ; cette Venipatte était un véritable casse-tête à gérer, tout simplement. Enfin, bien entendu, il exagérait, comme d'habitude, mais disons qu'il était un peu perdu. Et très sincèrement, lui et les discussions, hein... Dire qu'il n'était pas doué relevait de l'euphémisme.
Pourtant, c'est à la suite d'une dispute de Kaede et de Reiko qu'il se vit forcé de réagir. Pas que cela lui faisait particulièrement plaisir, mais disons qu'après avoir vu les deux être prêtes à se battre suite à une de leurs embrouilles habituelles qui avait pris un tournant pour le moins très venimeux, il avait compris qu'il ne pouvait pas rester sans réagir. D'autant plus que les raisons de la dispute en question étaient que la Venipatte avait sèchement rembarré Kaede lorsque celle-ci lui avait proposé une sortie, et de façon assez désagréable d'après ce que Kaito lui avait montré. Au final, il avait décidé qu'il faudrait peut-être commencer par aborder le sujet avec la Massko en premier lieu, mais il s'était fait rejeter si brusquement qu'il avait vite compris que ce serait une perte de temps de ce côté-là. Alors, même si il savait qu'il allait galérer de façon horrible et disproportionnée, il avait commencé à réfléchir à ce qu'il allait pouvoir dire à Reiko pour l'amadouer et tenter de comprendre ce qui clochait. Au bout du compte, il aurait dû se douter qu'il serait devancé ; il manqua tout juste de soupirer en remarquant que Kaito s'était déjà installé aux côtés de la Venipatte, et échangeait avec elle des propos dont Natsume n'aurait pas pu saisir le sens de toute façon.
Sur le coup, il hésita. Inutile de dire que vu que les deux étaient isolés, presque cachés dans un coin du jardin comme si ils évitaient copieusement les autres, le lapin comprit rapidement qu'ils cherchaient la discrétion. Et maintenant qu'il avait été repéré, repartir comme ça serait stupide. D'autant plus que Kaito lui faisait signe de les rejoindre et de s'asseoir sur le banc à côté d'eux, ce qu'il finit par faire.
Il n'est pas très doué pour déceler certaines émotions, mais il n'est pas suffisamment stupide pour ne pas remarquer la tension lourde qui pèse sur l'atmosphère. Reiko est étrangement silencieuse, presque repliée sur elle-même, le regard mauvais, et pour une fois, Natsume n'est pas intimidé. Du tout. Parce qu'il la connaît, cette étincelle d'agressivité, d'avertissement, d'animal en danger qui croit pouvoir se défendre en hérissant son poil et en grognant. Il le sait parce qu'il réagit de la même façon quand il est peiné, et c'est pour cela qu'il ne cille même pas. Si son estomac se retourne à l'idée que quelque chose ait pu arriver à la Venipatte, il est aussi un peu vexé que Reiko use de cette tactique sur lui. Il ne va pas le prendre personnellement, mais il est tout de même agacé par cette façade qu'il sait fausse et hypocrite ; alors il fait signe à Kaito de s'éloigner un peu, et sans même prendre le temps de mettre des gants ou une quelconque protection, il passe ses bras autour de la Venipatte pour l'amener contre lui.
Bien sûr, comme il s'en doute, la première réaction n'est en aucun cas positive. La Venipatte gesticule, émet des bruits de protestations, fait de son mieux pour tenter de s'échapper, mais l'éleveur raffermit sa prise, en priant pour que Reiko ne décide pas de le mordre pour s'assurer qu'il s'éloigne. Si elle se contente de le mordiller légèrement pour l'instant, Natsume connaît assez cette espèce pour savoir qu'une véritable morsure pourrait lui causer de sérieux problèmes de santé. Mais pourtant, même si un léger creux froid s'installe dans sa poitrine à l'idée qu'un de ses pokémon puisse le blesser, il ne recule pas. Le courage n'est pas son truc, mais lorsqu'il le faut, il serre les dents, ignore la douleur et fait de son mieux. C'est difficile, bien évidemment, et il n'est pas né avec une constitution qui lui permet de se dire qu'il s'en sortira forcément lorsqu’il s'embarque dans des situations épineuses. Toutefois, c'est avec ses bras de poulet, son manque de force, ses poumons qui ont tendance à le lâcher, sa naïveté et ses innombrables défauts qu'il affronte le monde tous les jours, non sans se demander par quel miracle il avait réussi à survivre. Comment avait-il fait, alors que toutes ces foutues crises d'asthmes durant son enfant l'avaient tant de fois poussé aux portes de la mort, tout près des bras bien trop tentateurs de la faucheuse ? Pourquoi ne pas avoir définitivement fermé les yeux lorsqu'il s'était lové contre le cadavre de sa génitrice, et accepter un repos éternel, loin de la douleur qui le détruisait à petit feu ?
Il ne sait pas trop, en fait, ce qui lui a donné envie d'avancer. Ce qui fait qu'il est toujours là. Ce qu'il sait, toutefois, c'est que cette étincelle dans les yeux de Reiko, il refuse de la voir. Parce qu'elle l'a trop longtemps hanté lorsqu'il s'observait dans le miroir, blafard, les yeux rougis, des cernes sombres et lourdes donnant de l'âge à son visage pourtant candide de tout jeune adolescent. Alors à chaque fois qu'il voit quelqu'un ainsi, que ce soit un pokémon ou un autre être humain, et ce malgré la mauvaise opinion qu'il a de l'espèce humaine en général, il lui est impossible de ne pas essayer d'aider, même si c'est peu. Si il apprend la médecine, c'est pour pouvoir faire quelque chose. Ne plus être simplement un fardeau, un gamin à protéger qui serait incapable de quoi que ce soit. Et c'est pour ça qu'il courre le risque que Reiko l'empoisonne par accident. C'est incroyablement stupide, mais il n'a jamais et il ne prétendra jamais agir de manière raisonnable et intelligente. De toute façon, à l'exception des matières scientifiques et de l'élevage, on pouvait le qualifier d'abruti complet dans à peu près tout.
Alors tant pis. Il inspire et expire profondément, tente d'apaiser la Venipatte par des murmures doux et prie juste pour qu'il arrive à quoi que ce soit. Il ne fait pas attention à Kaito qui les observe silencieusement, même s'il finit par lui jeter un regard interrogatif, cherchant dans ses yeux une raison à l'immobilisme soudain du Kadabra et surtout, cherchant à comprendre la discussion qu'il avait bien pu avoir avec Reiko pour que cela la mette dans un tel état.
Néanmoins, comme d'habitude avec Kaito, il ne reçut aucune réponse. Natsume pesta et jeta un regard noir à son pokémon, mais celui-ci ne cilla pas. Il s'apprêtait à lui parler, mais il sentit alors la main du Kadabra se poser sur son épaule, tandis que l'autre s'arrêtait sur la tête de la Venipatte. Puis, le noir.
Il n'a pas conscience de ce qu'il se passe, mais il voit des choses qu'il ne devrait pas voir, il en est conscient. Il sait qu'il n'est pas et n'a jamais été dans ce coin de la forêt d'Erode (qu'il parvient à reconnaître grâce aux différentes espèces de plantes présentes), et surtout que ce qu'il voit n'est pas vraiment en train d'arriver. Il analyse brièvement la situation, puis en conclut que vu le geste de Kaito, il doit également observer les souvenirs de Reiko. Il comprend lentement qu'il voit les choses du point de vue de la femelle, mais cela ne l'étonne pas tant que ça. Non, ce qui l'étonne, ce sont les deux autres Venipattes, plus petits et frêles, qui sont lovés contre d'elle. Très légèrement cachés par quelques buissons, les petits sont toutefois en bonne santé. Il sourit doucement, attendri. Il n'y a pas à dire, voir Reiko ainsi, aussi affectueuse et tendre, l'étonne et le fait fondre tout à la fois. Ce moment de paix manquerait presque de le transformer en guimauve, pour tout dire.
Mais aussi adorable que cela soit, Natsume se doute que quelque chose cloche. Il n'avait, après tout, jamais entendu parler des petits de Reiko. Et quelque chose lui disait qu'il allait bientôt savoir pourquoi ; cette hypothèse, aussi vraisemblable qu'elle soit, lui retourne les tripes. Pour une fois, il maudit cette foutue perspicacité dont il aimerait bien se passer parfois.
Les croassements lugubres d'un Rapasdepic lui font écarquiller les yeux, et le spectacle auquel il assiste alors le tétanise. L'oiseau s'élance sur le nid improvisé, et s’empare d'un Venipatte qu'il saisit entre ses serres. Il s'envole alors jusqu'à un arbre en hauteur, et les cris terrorisés de la petite restante ainsi que de Reiko résonnent comme des appels de détresse interminables.
Natsume voit la femelle s'élancer, déterminée à ramener son enfant, mais un hurlement aigu et perçant s'élève ; les bruits de craquement affreux du corps du jeune Venipatte ainsi que ses geignements étranglés et pathétiques la font s'immobiliser tandis qu'elle fixe avec horreur la branche où le Rapasdepic est en train de déguster son repas. Elle veut courir, monter et faire tout ce qui est en son pouvoir pour punir cet oiseau, le tuer si il le pouvait, et peut-être sauver son fils ; espoirs fous avec lesquels elle berce ses illusions. Parce qu'il ne reviendra pas, et parce qu'elle ne peut rien faire. Parce qu'elle est condamnée à l'entendre et le voir mourir.
Mais c'est l'autre, la seconde, qui, encore trop naïve, attire l'attention du Rapasdepic en émettant des sons suffisamment violemment émis pour que Natsume comprenne qu'il s'agit probablement de l'équivalent d'insultes. L'éleveur, qui jusque là était resté immobile, paralysé et effaré, ne peut s'empêcher de réagir en désirant parler, s'avancer ou quoi que ce soit qui lui permettrait d'aider, mais il ne peut rien faire. C'est comme si son corps était complètement immobilisé, et il ne peut qu'être témoin.
Le Rapasdepic s'élance, délaissant sa proie dont le corps tombe lourdement au sol, comme une poupée sans fils, déterminé à faire payer son insolence à la jeune Venipatte. Mais Reiko s'interpose, refusant de laisser une autre de ses enfants mourir ; toutefois, la puissance de l'oiseau est de trop pour elle, et elle sent une aile le percuter alors qu'elle est envoyée dans un buisson, et sa tête percute une roche. Sa vision s'embrouille, s'obscurcit, et peu à peu, elle sent sa conscience s'évanouir. La dernière chose qu'elle entend, ce sont les hurlements de douleur et de désespoir de sa fille alors qu'elle subit le même sort que son frère il y a peu, et malgré le fait que Reiko effectue de vaines tentatives de se relever pour combattre, son corps cède et tout se fait sombre.
Malheureusement pour Natsume, ce calvaire ne se finit pas maintenant. Lorsque les yeux de la Venipatte se rouvrent, elle fait quelques pas en tanguant, perdue. Puis, malgré ses membres engourdis et le fait que tenir debout tient du miracle, elle marche. Elle force ses pattes à se mouvoir et s'avance, jusqu'à se retrouver sur la scène qu'elle craignait tant. Les cadavres décharnés de ses enfants, couverts de sang et rendus presque impossible à reconnaître tant le Rapasdepic a dévoré et déchiré d'eux, forment un tableau morbide et infâme qui s'enfonce dans son esprit jusqu'à le marquer au fer rouge.
Et c'est le réveil. Brutalement, sans ménagement, il rouvre les yeux pour redécouvrir la vérité, et manque de s'étouffer en tentant de reprendre peu à peu une respiration normale, et ce malgré la sensation de serrement glacé dans ses poumons, synonyme d'un début de crise d'asthme. Il tombe du banc où il était assis et s'écroule au sol, la respiration sifflante, mais expire et inspire régulièrement pour se calmer. Kaito lui tend sa ventoline et il la saisit d'une main tremblante, avant de l'appliquer avec tout le calme qu'il peut maîtriser en cet instant.
Après quelques très longues et désagréables secondes, il parvient à se relever faiblement et à s'asseoir de nouveau, bien que sa vision brouillée vacille encore quelque peu. Il ne jette qu'un regard bref vers le Kadabra, peiné mais comprenant pourquoi le pokémon psychique a cru bon de lui montrer tout cela. Car maintenant qu'il jette un œil vers Reiko qui s'est repliée en tremblant au sol, en dessous du banc, il comprend enfin. Alors il ignore la douleur sourde et brûlante dans sa poitrine, reste de la crise, et s'accroupit. Il attrape alors la Venipatte dans ses bras, et lui caresse doucement les cornes ainsi que la tête.
« Je sais ce que c'est, Rei. »Sa voix s'est faite douce, malgré la difficulté qu'il a à parler normalement dans cet état. Plus de pitié dans son regard, mais juste une empathie neutre et calme.
« Je ne vais pas te demander de te forcer, si tu ne veux pas trop parler ou si tu préfères être seule. Mais je veux juste que tu saches que tu n'as pas à garder tout ça pour toi. Que tu as le droit de te sentir mal, aussi, et que tu n'as pas à te sentir coupable ; tu as fait tout ce que tu pouvais. Et je veux que tu le saches. Que tu te sentes chez toi, aussi. »Ces mots-là, il aurait aimé les entendre lui-même. Mais ça n'a jamais été le cas, et il n'a toujours eu le droit qu'à des reproches, alors il a dû faire avec et les trouver par lui-même, aussi dur que ce fut. Il se reconnaît en cette Venipatte tremblante et apeurée, dardant les crocs de peur qu'on lui rappelle qu'il y avait un moyen de se sortir de sa misère alors qu'elle ne se sentait pas le courage de surmonter sa peine. Mais maintenant qu'il sait, il n'a plus peur de les dire ou de les penser. Il pousse un soupir fatigué, remercie Kaito de sa présence par un simple hochement de tête, et caresse doucement la tête de Reiko. Le Kadabra se téléporte au loin, les laissant seuls, et Natsume se relève.
Un sourire triste s'est étiré sur ses lèvres, apparition fantomatique d'une amertume d'être toujours aussi impuissant qu'il n'a même plus la force de laisser s'exprimer.
« Je veux rester et faire de mon mieux pour te rendre la vie plus simple. Mais il faut que tu me laisses t'aider, avant tout. Car sinon, je ne pourrais jamais rien faire. Tu peux le faire, ça ? Me faire confiance ? »Il y a un long silence, lourd et pesant. L'éleveur sent depuis tout à l'heure que les tremblements de Reiko se calment, et qu'elle s'apaise peu à peu ; il ne sait pas si ce sont ses mots, ses caresses ou le simple courage ébahissant de la Venipatte, mais elle est déjà plus tranquille. Tant mieux ; Natsume aurait hait de la voir dans un pareil état plus longtemps, surtout qu'il se sentait incapable de faire quoi que ce soit hormis être monstrueusement inutile. La réponse ne vient pas tout de suite, mais elle est claire.
Le lapin, surpris par l'ajout subit de poids, bascule et tombe à la renverse, et pousse un juron étouffé lorsque la Venipatte s'écrase sur son ventre. Ou du moins, le terme de 'Venipatte' est tout à fait discutable, puisque la lumière vive et éclatante qui émane d'elle laisse plus penser qu'il s'agit d'une Scobolide, dorénavant. Et c'est en rouvrant les yeux qu'il constate qu'il a vu juste, et il reste émerveillé, un air un peu bête sur son visage.
En fait, il serait probablement resté ainsi longtemps si la Scobolide ne lui avait pas donné un coup de corne assez brutal pour le tirer de sa rêverie.
« ITAI ! Reiko, arrête ! »Le ricanement de la femelle lui fit lever les yeux au ciel, mais en remarquant l'étincelle qui était revenue dans ses yeux, Natsume se dit au moins qu'il avait fait quelque chose de bien, pour une fois.